Léon Bloy a des yeux de bœuf et un cerveau félin. En cela, il représente une anomalie biologique puisque c’est souvent le contraire qui prédomine. Sa face est une mythologie. La plupart de ses livres sont mal fichus, hyperboliques, si gonflés de références bibliques que plus personne ne comprend, qu’on a l’impression qu’il les a écrits après la crucifixion. Et, pourtant, son sens de la formule, son goût pour la polémique et la vindicte, ses insultes en font le plus grand des contemporains. Sa modernité réside dans son aigreur et son absolue incompréhension du monde qui l’entoure. Il dépréciait déjà les automobiles autant qu’il dépeçait de son verbe les grossistes du bonheur. Son venin est sa modernité et sa modernité lui interdit tout accès, même hasardeux, à l’actualité. Il n’est pas des nôtres, et c’est ce qui le rend si proche de nous. Il nous déteste, c’est pour cela qu’on l’aime. La morale, même chrétienne, ne l’intéresse pas, c’est la raison pour laquelle nous lui sommes redevables. Pour moi, la trinité à la fin du XIX et au début du XX siècle, ce sont quatre diaristes : Jules Renard, les Goncourt, Léon Bloy. Lire ce dernier, c’est un peu sortir du coma pour retomber en enfance, l’époque où l’on peut tout dire et ne rien craindre.
Lisez donc Hugo, c'est un ordre!
En 2017, il est possible que la vérité – cette esthétique de la réalité – puisse enfin éclater au grand jour. Oui, Victor Hugo ressemble bien au grand écrivain du vingt et unième siècle. Des Misérables à L’Art d’être grand-père, il n’y a presque que la moitié des pages à jeter. C’est tout à fait remarquable pour un écrivain aussi fécond. Par comparaison, de Léon Bloy – autre grand écrivain du 21e siècle –, il ne reste qu’un peu plus d’un tiers de l’œuvre. Si l’on se fait plus cruel encore, les livres de la plupart des écrivains, en dépit de l’amplification muséale qui les préserve pour le plus grand bénéfice de la postérité du formol, ont déjà disparu à due proportion de leur présence sur les étals des libraires. Il y a une énigme Hugo. Il est sentimental, idéaliste, pleurnichard parfois, grotesque, mais il marque toujours. C’est le Gert Muller de la littérature. A genoux, dans des positions bizarres, en déséquilibre, il réussit où les autres échouent. Il est tellement puissant, que s’il y avait une justice, on le brûlerait sur la place publique. Son sens de la formule, le gigantisme de ses intrigues, ses personnages sont autant d’animaux domestiques qui laissent leurs poils sur les coussinets de notre cervelle. Victor Hugo est seul. Nous sommes seuls. La rencontre était inévitable. Quand je pense que les collégiens – ces orphelins du culot – doivent en ingérer des pages entières. C’est incompréhensible de laisser ces pauvres enfants face au monstre. Trop jeune, la lecture de Hugo vous dégoûte à tout jamais de la littérature. Hugo ne devrait être lu qu’à hauteur d’homme. Au moins, à cet âge – 40 ou 50 ans –, la souffrance de n’être pas ce génie a quelque chose de réconfortant. On se dit qu’on a bien fait d’être fonctionnaire ou docteur. A défaut, on serait resté à sa cheville et la honte d’être inférieur à un tibia aurait pu nous pousser au suicide. Lisez donc Hugo, c’est un ordre ! Et puis, c’est si rare d’éprouver du plaisir sans avoir à enlever sa culotte.
VZ
Pourquoi je ne lis pas les livres que je ne lis pas ?
Pourquoi je ne lis pas les livres que je ne lis pas ? Eh bien, parce que je lis les livres qui franchissent la ligne de front de l’ennui dont les livres, que je ne lis pas, sont incapables. Ces derniers entrent dans la catégorie de l’art de l’éventail. Ils ont des plis, des amorces et des contre-plis. Mais ils ne possèdent ni bélière, ni panache, ni dragonne. Ce sont des éventails par défaut qu’il faut d’autant agiter pour permettre un peu de vent. Pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de lire un roman dont l’objectif serait une entorse du poignet et la possibilité d’une brise sur une mèche à peine rebelle. Les traditions littéraires ont leur étendard : d’un côté, les éventails ; de l’autre, le raz-de-marée que boostent Villon, le « voyage de Shakespeare » de Léon Daudet, « la défense de l’infini » de Louis Aragon ou «les Misérables » de Victor Hugo – roman sublime qu’il ne faudrait jamais ouvrir avant la cinquantaine pour y comprendre quelque chose - . La tradition sage de l’éventail aime les auteurs qui commencent par la lettre D, comme les tueurs en série dont le patronyme est un prénom. Les tueurs en série ont toujours deux prénoms. Les romans venteux, toujours deux pierres tombales (leur début et leur fin). Ces récits minimalistes, tranquilles, « silencieux » bridés par eux-mêmes sont les Emile Louis de la torpeur : on a envie de se mettre à quatre pattes et d’aboyer. Cette tradition du « courant d’air déguisé en coup de vent » façonne la psychologie sage de la narration épurée avec les marque-pages transparents de la vie quotidienne qui sont autant de bandes d’arrêt d’urgence où les vacanciers déjeunent sur des tables en plastique, en ne disant rien. Ces romans ont des valeurs en forme de truite expirant sur la rive. Ils sont morts avant même de le savoir – pure phénomène d’hystérésis diraient les économistes à qui ils ressemblent tant: romans massés par le néant que multiplie le zéro, itératifs – dans un sens opposé à ceux du perse Hedayat – dans lesquels le sexe a une place déterminante et où l’intrigue amoureuse est une forme d’arrivisme paresseux. Je ne cite jamais les noms des livres que je ne lis pas. Mais on les reconnaît à leur couverture blanche, stylisée jusqu’à disparaitre, à la minceur de leur tranche et à la froideur de leur vocabulaire. Pour information, je ne referai pas la même chronique sur les raisons pour lesquelles je ne lis pas les poètes que je ne lis pas.
VZ