La mort inaperçue

Je n’avais jamais approché de si près la laideur. J’ai enfin découvert la ville d’A… Contrairement à la beauté, la laideur est toujours relative. La beauté et la laideur ne peuvent se comparer : ce sont deux catégories étrangères. Elles ne s’opposent pas et elles ne convergent pas. Elles n’ont rien de commun. Le seul avantage de cette ville affreuse, saugrenue de mocheté, est que j’ai pu remplir ma hotte de cauchemars futurs, pour deux ou trois ans. Au moins, je ne rêverai plus par défaut. C’est aussi ici, au milieu de cette platitude de la défonce diurne, des prestations sociales et du ressentiment cacophonique, que j’ai appris la mort de Marc Ogeret. Ogeret, c’est d’abord un rythme, puis une voix, un dédoublement de voix, – car l’on chante toujours avec lui – parfois fausse (comme Jean-Pierre Léaud joue faux, c’est-à-dire si juste dans la théâtralité de sa propre dissonance). Il chante les poésies de telle sorte que le monde parait ajusté. C’est si rare. Sa voix caverneuse rend la grotte lumineuse. C’est à A… qu’il est mort pour moi bien qu’il soit mort à Semur-en-Auxois… Peu importe ! Qu’importe d’où la mort vient, elle s’acclimate si bien à la disgrâce et parfois à la beauté qui ne s’étalonne pas. Marc Ogeret a disparu sans laisser de traces. Cela fait près de trois mois qu’il est décédé et je ne l’ai appris qu’hier. Pourtant, il m’arrive d’ouvrir un journal par dépit. Les journaux sont des poignées d’amour arrachées au flanc des cochons. Je les ouvre sans les lire, jamais. J’ai une définition de la bêtise : la bêtise, c’est l’absence de silence. Le silence n’a pas toutes les vertus pour autant, même s’il représente la possibilité du bien mauvais bien. Marc Ogeret m’a donné tort. Il méritait mieux que le silence. Mais il ne jouait pas de la guitare électrique et aucun habitant de la ville d’A… ne connaissait son nom. Aucun tee-shirt n’avait son visage pour effigie.  

Promenade dans Paris

Qu’il fasse beau ou qu’il fasse beau –  la pluie semble avoir disparu des radars franciliens -, c’est mon habitude de me promener à travers Paris et sa banlieue. Il y a de nouveau des grues, des chantiers et des bâtiments qui s’élèvent. On respire mieux dans la poussière si vraie du ciment. Paris se transformait en voie royale pour déambulateurs. Ce n’est pas encore gagné mais le tribunal, la philharmonie, la nouvelle église orthodoxe, les tramways et la canopée des Halles redonnent un peu d’espoir. Pour construire, il faut savoir raser. La destruction est aussi une passion créatrice. Les quartiers de la bibliothèque nationale et de la Seine-Saint-Denis, aussi vilains soient-ils parfois, sont préférables à rien. Une ville n’est pas un organisme vivant : c’est une affluence de parasites qui s’entredévorent, s’annulent et se régénèrent. J’adore l’idée que les prairies, les forêts et les champs disparaissent sous la prolifération parasitaire. Les métropoles ont un rapport direct à la métaphysique. Pourquoi y a-t-il du mortier plutôt que rien ? Comme le dit Nietzsche des poètes, les villes « n’ont pas la pudeur de leurs aventures ; elles les exploitent ». Certaines cessent d’être aventureuses. Elles s’arrêtent de se guider elles-mêmes dans la discipline foutraque de leur chaos pour s’engouffrer dans le néant nostalgique. Dans ces cités, il y a des plaques commémoratives sur lesquelles on apprend que tel roi a déféqué à l’auberge machin-chose. Tout est transformé en un vaste urinoir où l’ammoniaque allie la rose et l’aboulie. Parfois, on pense à Léon Bloy habitant Cochons-sur-Marne. La mort rôde alors sous la chapelure des rénovations des bâtiments anciens. Le suicide en vient à ressembler à de la vitalité. Paris, lui, resplendit quand les marteaux piqueurs font la fête. On a envie de tout bétonner, même le miel. Si seulement, on pratiquait le courage des gratte-ciels et l’héroïsme de l’équarrissage des quartiers historiques : ce serait encore plus poétique. En grec, la poésie est l’action de faire.  Pour Aragon, faire relevait de la commission, de la grosse. Peu importe d’ailleurs, il n’y a plus de paysan de Paris. Mais il reste tant de traités du style à écrire pour que, enfin, nous devenions ce que nous en sommes dans un monde qui ne cesse de perpétuer les transformations contre l’esprit de bourgade et des culs-de-plomb. Je m’arrête une seconde devant les grands moulins de Pantin en me posant cette question : les mouffettes ont-elles un jour dénigré leur terrier ? Aussi incongru qu’un vrai créateur parlant de politique.  Il y a des vulgarités qui ne méritent pas même l’hypothèse d’un renoncement à l’acier.

Le soleil contre le silence

Nous y voilà. Nous sommes tous vieux et le soleil brille constamment. Le rêve héliotropique de la tong perpétuelle et du laisser-aller vestimentaire s’est concrétisé. Les températures sont constantes et le ciel bleu : les merveilleux nuages de Baudelaire ont disparu dans la laideur d’une fête permanente où la musique domine toutes les formes d’expression. Heureusement, il y a encore des gisants au cœur tendre qui adorent la pluie, les cumulus et l’hébétude mutique d’une promenade. Ces fous-là préconisent la disparition du soleil en l’état et des sandalettes. Ils souhaitent l’instauration d’une année du silence. Il faudrait juste se taire. Les récalcitrants seraient condamnés à vivre sur une côte d’azur planifiant le désordre de l’agitation inutile dans une atmosphère de contrebasses embrassant le néant de la trépidation. Seule cette réforme sociale a de l’avenir : le silence enfin. Je rêve d’une journée sans bips, sans concerts, sans rideau qui se lève. Je réclame l’inondation des pluies torrentielles, le ciel gris et le clapotis intérieur de la poésie ou de l’activité sexuelle que calfeutre le plaisir de barrer la route à l’instinct grégaire. Imaginez cela un seul instant : le ciel est bas comme avant un orage, les véhicules sont tous à l’arrêt, les chaines hi-fi sont muettes, les jeunes sont vieux et les vieux sont jeunes. On marche dans les rues : il n’y a rien qui bruisse ou gigote. Les battements de cœur font grève. Bon, c’est vrai, cela pourrait ressembler à la mort ou à l’Union soviétique. Instaurons au moins une journée du silence pour réapprendre à penser la fureur. Rien de telle que la maladie – selon Nietzsche – pour apprécier la santé. Pour aimer les orteils, il est parfois nécessaire de les couvrir de gros godillots. Moi, le soleil perpétuel me rend dépressif. Les baromètres relèvent de la pure beauté. 

 

De l’indécise soustraction à l’hésitante addition

J’ai une amie qui semble hésiter entre deux hommes dont elle pense être également amoureuse. Depuis Platon, on sait qu’il serait préférable que nous soyons tous androgynes, cela éviterait bien des complications. Même les eunuques tombent amoureux, sans parler des culs-de-jatte. Néanmoins, puisque les théories platoniciennes ne s’appliquent pas plus ici qu’ailleurs, il faut bien réfléchir aux moyens qui lui permettraient de sortir par le haut de cette situation triangulaire. Faut-il qu’elle applique la méthode de la marquise de Merteuil ? Non, elle ne peut pas car elle n’est ni cynique ni vindicative. Doit-elle imiter l’héroïne de Jules et Jim ? Je ne crois pas car son traditionalisme social – en dépit de son courage personnel – le lui interdit. En réalité, elle doit trouver sa propre voie, ce qui est le meilleur moyen de s’égarer et de se déposséder pour reprendre ensuite ses esprits. Sans qu’elle le sache, je pense que son choix est déjà fait. Mais peut-on savoir quelque chose que l’on ignore ? Par la théorie de la réminiscence ? Ce serait remettre en selle Platon. A priori, le bonheur est accessible, même aux femmes remarquables. Aucun homme n’y accède, sauf quelques médiocres. Ces postulats ne permettent guère d’espérance et, pourtant, il arrive que, miraculeusement, une issue soit trouvée sans qu’on l’ait véritablement pensée ni même cherchée. « Il n’y a pas de problème que l’absence de solution ne puisse résoudre ». Cette vérité s’applique particulièrement dans le domaine amoureux pour la raison simple que personne ne sait comment cela marche.  Un tel pense que l’amour ne vise que la procréation et que l’espèce parle en nous, tel autre que l’amour a une relation directe avec le chenil, un troisième en fait une bassine romantique… En réalité, il n’y a rien de satisfaisant. En quoi ai-je aidé cette amie ? En rien ? Si. En lui exposant ces bribes de salmigondis, elle a appris qu’elle n’y pouvait rien et qu’aucun être humain ne pouvait l’épauler. L’extravagance amoureuse n’est pas même irrationnelle. Il faut de la bravoure pour ignorer ce que l’on soupçonne. En outre, il y a des gens doués pour la félicité. Elle en fait partie. Nulle trace d’acédie chez elle. Il est donc fort probable qu’elle s’en sortira renforcée, toujours belle et aimée. En effet, les désastres se trouvent hors de son champ de vision. Après tout, selon moult cuisinières, la bisque de homard serait du poisson tandis que certains amants confondent la barre-à-mine de l’affection et la strychnine. A ce niveau d’indétermination, cette amie a bien le droit d’écarquiller les yeux.

 

Bouddha a vécu dans une rôtissoire

Nous déjeunions dans un restaurant et devisions de choses et d’autres en buvant un vin autrichien. Je pensais d’ailleurs que si les Autrichiens avaient bu plus de vin, ils ne se seraient peut-être pas enivrés de leur propre histoire… Comme tous les autres peuples au demeurant : l’auto-intoxication est la pire des drogues. Toutes les nations sont dérisoires. Nous en vînmes à discuter de philosophie. Longtemps, j’avais considéré avec une espèce de dédain occidental les penseurs indiens, chinois ou japonais. La manière puérile de faire du yoga en France m’avait découragé d’y mettre mon nez. Pourtant, quelle beauté qu’une femme qui s’endort sur un tapis après une séance gymnique ! Bref, je m’y suis attelé. Comme personne ne le sait, la transmigration des âmes est le contraire de la sagesse puisqu’elle résulte justement d’une sagesse inachevée. Chaque nouvelle vie nous confronte à la douleur du monde. La sagesse consiste donc à stopper ce processus de réattribution de la souffrance afin d’atteindre le nirvana, c’est-à-dire l’anéantissement. L’être et le non-être s’équivalent et cela est exquis. On dirait une partie de pétanque. Vous ne faites plus l’auto-stoppeur. Vous n’êtes plus le baroudeur de votre propre insignifiance. On atteint ce néant par l’offrande, non par le sacrifice comme dans les Védas. Bouddha conte ses différentes vies. Une fois, il fut réincarné en lièvre. Comme il ne savait pas quoi offrir, il se fit rôtir lui-même pour se proposer comme repas. L’Autriche, le vin, le lièvre me firent tant tourner la tête que j’inventais la philosophie du pâté de lapin. Ne me demandez pas ce que sait, je ne m’en souviens pas. Je voguais et Dieu sait pourtant si les lapins ne sont pas les bienvenus sur les navires. Il y eut un rire grandiose à propos de godemiché et de belle-mère, à une table voisine, l’un et l’autre s’interpénétrant d’une manière que personne n’avait encore trouvée. Puis, je sombrais dans un état extatique pensant que, finalement, quelques migrations de l’âme valaient sûrement le coup si c’était pour revivre ce déjeuner sous une forme ou une autre, quitte à essayer de passer de nouveau à travers les gouttes de la misère et de l’acédie. Je vais donc risquer d’être aussi désagréable que possible afin que personne ne veuille de ma carcasse et que je puisse chevaucher l’univers physique tel un seigneur presque vaincu mais vivant.  Je ne veux pas de nirvana. La sagesse attendra. Je préfère les passions du dit de Genji, l’impermanence, la course d’un dauphin bleu près du zodiac au ralenti, même devenir autrichien plutôt que de ne pas revivre un instant dans la fébrilité de l’Anschluss sentimental.

la plage est une messe

Comme chaque été, j'ai la manie de me rendre en famille à une messe pour une célébration particulière, parfois suivie d'une procession. Hasard du calendrier, c'était ce matin, l'Assomption. Chaque année, je mesure mieux la fin des rites religieux. Je ne m'en réjouis ni ni plains. Quand je ne suis pas occupé à faire des châteaux de sable, je défends par esprit de contradiction volontiers les religions. Mais, là, vraiment, on ne plus rien. La chapelle assez simple, maritime, était presque pleine. La bonhomie était au rendez-vous. Mais le dolorisme, la répétition giratoire de formules évidées et la sénescence incantatoire ne disaient rien. Mon fils de cinq ans à plusieurs reprises: il ne voyait pas de vie. Les chants semblaient se désapprouver. Seule la paix du Christ fut enthousiasmante au sens propre.Quelques déambulateurs moi sourirent et félicite mon fils si jeune. Les hommes et les femmes ne sont pas en cause. Ils ont envie de me croire, alcooliques de leur propre atomisation dans l'espérance morne. Tout le monde dit: les religions sont des psychotropes avec ceux sur plafonne vite. Il leur manque l'alcool du tourmente, de la non-vérité, du non-mensonge et du mentir-vrai. On trouve plus de métaphysique sur une plage que dans n'importe quel lieu saint. Sur le sable, on perçoit physiquement l'absence des dieux comme sur le concept mentalement leur possibilité. Une plage est toujours pleine de fuseaux horaires,de vérités entremêlées et d'ambivalences qui nous rapprochent du régime de théologie apophatique et des vertus théologales. Tous les mystères s'épanouissent en maillots de bain qui renvoient à l'ésotérisme des marées, à l'éboulis des granits sous les vagues et aux obstacles de la joie des gamins, bref à un accord sur les apocalypses »Bigarrées de l'existence. On devrait laisser courir les enfants dans les voyages. Les catacombes ont repris le dessus. Les marmots se taisent et s'ennuient. Une galipette dans l 'abside de redonner fond et forme à tout cela. Le chœur devrait jouer aux jeux de ballon. Le sacré autorise tous les enfantsillages. Quand plus rien n'est divin, seule l'ombre de la mort chantonne. La danse macabre des petits malheurs rend tout microscopique. Les religions ont désormais le caractère d'une charentaise ou d'une babouche. Le bouillonnement vital a disparu sous le tumeur de la baignade: il y a des maladies heureuses. La mer est la seule divinité qui nous fait, parfois, que la question, jamais tranchée, de savoir s'il y a une vie avant la mort pourrait être résolue positivement. Je suis sorti troublé de cette messe. Toutes les religions ont déjà fait, ont déjà disparu, leur gras a fondue: la politique, la réflexion sociale et la distribution sont bientôt elles aussi de mauvais souvenirs. Par un effet d'hystérésis, on croit que tout cela existe encore, mais c'est parce que nous ne sommes pas toujours des hommes du lendemain. Une brève échéance, ces rites de sortie de grotte sont également incompréhensibles que la détestation de la mer et la contestation des crabes. Dans un avenir proche, il n'y a pas de restitution que des hommes vivent à eux-mêmes, face à la douleur de la liberté. Ce sera beau, surtout en pagne.

Les îles Chausey

Je pensais que la gare de Granville était le centre de la terre. Les erreurs sont bestiales. Celle-ci était niaisement citadine. À force de fouler le béton, les rats des villes ne voient plus ce qui relève du centre ou de la périphérie. Le centre du monde n’est pas ferroviaire mais insulaire. Ce sont les îles Chausey. Qu’y trouve-t-on ? Rien. Quelques phoques, des homards, des dauphins, des bars et quelques mordus de navigation et de pêche. Les touristes, ici, sont si transparents qu’ils se confondent avec le Sound. Ils flottent et disparaissent dans le courant. Le granit rend tout anonyme. Je suis arrivé en zodiac sur ce zodiaque de caillasses. Le zodiaque signifie « le cercle des petits animaux ». Là, une fois sur l’île principale, le cercle des petits cailloux vous saute aux yeux. Chaque rocher porte un nom : c’est une manière de rendre familière la beauté connue, celle qui perdure sous nos yeux, sans que nous y prêtions attention. Nous sommes trop veules pour voir cette constellation qui nous parait vraisemblable. Pourtant, sur Chausey, rien n’existe. Dans Pierrot le fou, Ferdinand voudrait que le temps s’arrête. Eh bien, une escale à Chausey, et la nature de l’éternité vous prend à la gorge. On a envie d’être repris par la main. L’enfance n’est pas une nostalgie, c’est une manigance du devenir. Finissons-en avec la vieillesse de la réussite sociale, des débats politiques et des vacances de plain-pied. Les seins de ces îles sont des amers, pyramides granitiques d’une modernité incroyable qui servaient de guides aux marins. Désormais, ces mamelons nous égarent par leur simplicité, comme la chapelle toute nue : comme l’église de Pont-Croix, il suffit de la voir pour savoir que nous sommes tous des croyants, c’est-à-dire des bêtes de somme, qui n’attendent qu’un moment de répit pour être de nouveau des conquérants de l’Absolu, serait-il acide. « À la fin, je suis las de ce monde ancien ». Ce vers d’Apollinaire me trotte dans la tête depuis longtemps. Chausey est une petite gomme à effacer ces trottinements. À la fin du périple insulaire, il n’y ni monde ancien ni monde nouveau. Tout cela n’a plus d’importance. La vérité et l’univers ont disparu au fond d’un bock, les yeux emplis de ce mémorable oubli qu’est la mer.     

Un sacré cornichon

La littérature est bien vivante : c’est tellement ridicule que ce n’est même pas ennuyeux. Les cochons savent-ils que les porcs existent ? Peut-être. Quoiqu’il en soit, Andrzej Stasiuk, écrivain polonais, perdu dans sa solitude, est la preuve cinoque que des questions de ce type peuvent encore se poser. Pourtant, lorsque je me suis rendu à la bibliothèque, zieutant les étals de livres à la recherche d’un steak un peu tendre, le titre m’a paru insipide « Pourquoi je suis devenu écrivain ». Pourquoi pas : « pourquoi n’ai-je pas monté une boucherie chevaline ? ». Bon, je rentre à la maison et je pose le livre – avec les autres que j’avais pris – sur la cheminée. La plupart du temps, je ne lis pas les livres que j’emprunte. J’emprunte pour emprunter : c’est mon côté banquier d’affaires. C’est ma façon d’épargner et de m’épargner une déception de plus. Quelques jours passent et j’ouvre le livre de Stasiuk. Fait exceptionnel, je ne le referme pas aussi sec et me mets à lire, sans m’arrêter. Quelques livres m’ont fait pareille impression : je ne les cite pas pour éviter l’effet de chaire. Ce polonais est un sacré cornichon. Son humour est glacial. Mais n’est-ce pas le propre de l’humour que d’être glacial ? Chez lui, le pessimisme ressemble à l’optimisme et donc à l’héroïsme. On baigne dans la Pologne communiste, celle de la période du général Jaruzelski – dont j’ai toujours apprécié les lunettes et le maintien -. On parle toujours de Philip Roth. En France, on adore la littérature des professeurs et des universitaires avec son cabaret de petites aventures sexuelles et sentimentales. C’est pourtant chiant. Là, avec Stasiuk : pas de sexe, pas de harcèlement, pas d’instituteurs en quête de sens, pas de problèmes familiaux, pas de maman autoritaire et de papa sodomite. On est enfin sevré de psychologie et de psychanalyse. Stasiuk, c’est la vraie vie, c’est-à-dire la fausse vraie vie, c’est-à-dire, la vraie vraie vie. Enfin, des vrais rires, des vrais alcooliques, des vrais prisonniers politiques, des vrais loosers, des vrais marginaux. La littérature de Stasiuk est lunatique. Comme chacun sait, la lune est un corps céleste : sa structure en profondeur n’est pas homogène mais résulte d’un processus de refroidissement, de cristallisation du magma originel. À la différence de la Terre, la lune est désormais devenue très « froide ». C’est toute l’ironie satellitaire. C’est le destin de la littérature. Elle ressemble à quelque chose qui existe mais elle n’est pas la même chose que ce qui existe. Elle émane d’une collision mais ne résulte pas exclusivement de cette collision. Pourtant, Stasiuk ne parle jamais de la mer dans ce livre. Moi qui croyais qu’il fallait être marin pour sortir de la mélancolie et, parfois, de l’ignominie. On peut se tromper, même si on aime les casquettes à ancre.   

Les amateurs de culture sont assommants !

Les amateurs de culture sont assommants ! Cette frénésie de spectacles et d’expositions me rend mal à l’aise. Il y a quelque chose d’anormal à ingérer autant de billets et de tickets. Faire la queue pour pénétrer dans une salle obscure, c’est toujours faire la queue. Le caddie domine décidément tout. Il faut le remplir. Si seulement, on pouvait rendre tout silencieux et vide pendant quelques instants, on s’apercevrait avec ironie que rien ne nous manque. Remettre un brin de distance et d’indifférence dans les choses nous ferait du bien. D’un côté, il y les boulimiques du bip. Tout bipe. On fait une marche arrière, cela bipe. On frôle une voiture, cela bipe. Les restaurants, les gares, les hôtels bipent nuit et jour à rendre fou un coléoptère. Les téléphones bipent, sonnent, rôdent dans les absides du bruit. De l’autre, bips dans la poche, les professionnels de l’exposition immanquable bruissent de découvertes en extases. Les neurones grillent. Cela sent la saucisse.  Il y a ce fameux photographe que personne ne connaissait ! Et ce peintre dada dont on plante au mur les nanars picturaux qu’il n’aurait pas osés montrer de son vivant ! J’aspire à la cellule monacale ! Une prière et au lit, pouce dans la bouche, loin des doudous « culturels ». Néanmoins, me voici à relire Drieu : le feu follet et l’homme couvert de femmes ! Drieu est le seigneur du détachement. Il ne regarde pas les femmes, il les dissèque avec le scalpel d’argent. Il ne contemple pas un genou, il anticipe sa dégénérescence graisseuse ou squelettique. Il ne voit pas les hommes. Il n’en divulgue que la sombre nostalgie de rien et de pas-grand-chose. Pour un homme qui a tant parlé du suicide et qui s’est suicidé lui-même, son sujet favori est le déclin des êtres et des choses. Chez lui, tout décline : la mort elle-même est moins dramatique. La mort est préférable au déclin. Chez lui, il n’y a pas de queue à faire, ni de caddie à pousser. Il est seul. Il comprend qu’il seul. Il n’aime pas être seul. Pourtant, il n’épouse aucune forme de tristesse. Il scrute le monde comme s’il n’en venait pas. Ses yeux sont deux soucoupes volantes qu’aucun illuminé n’a vues atterrir dans son jardin. Drieu est impuissant. Il regarde le monde comme certains explorateurs chinois du moyen Âge qui accostaient sur des côtes inexplorées et se disaient : il n’y a rien d’intéressant ici. Drieu n’est pas un occidental au fond. Il nous invite à chérir notre propre impuissance, qu’aucun spectacle ne pourra enlaidir, pour nous rendre meilleurs. Je me souviens d’une anecdote littéraire, eh oui, j’y viens aussi, j’ingère à mon tour. Aragon et Drieu sont dans un bordel dans les années 1920. Drieu sort, en hurlant, de sa chambre avec une prostituée empalée sur son sexe et accrochée à son cou. Il hurle : « Louis, Louis, je suis impuissant ». Peut-on ajouter quelque chose à ce sourire en coin ?

Le cercle de craie, opéra de Zemlinsky

Les opéras opèrent rarement. Cela sonne presque toujours faux. Les livrets sont ridicules. Les mises en scène, provocatrices et donc parfaitement nulles. Les voix gazouillent au loin, dans la terreur de ne pas être entendues. Pourtant, le cercle de craie – œuvre de Zemlinsky – est une réussite. Le livret mélodramatique à souhait ne rompt pas le charme d’une musique débridée. Au demeurant, il faudrait interdire les prompteurs dans les salles de spectacle. Cela ne sert à rien de lire des niaiseries, si ce n’est à cautionner la moraline ambiante. Pure hypothèse d’école : vous êtes assis à l’opéra, aux côtés de la femme que vous aimez, la lumière s’éteint comme une barrique de noir se renverse. Les clapotis téléphoniques s’arrêtent enfin. Il n’y a plus de bip dans l’univers. Les gens sont silencieux, à en devenir presque humains. Enfin, paraissent le bordel, les femmes nues, les hommes déterrés, le tenancier, monsieur Ma et la pauvre jeune fille, vendue, à côté de laquelle les héroïnes de Chaplin passeraient pour des tortionnaires sans aucun scrupule. La musique s’envole, plane et n’atterrit pas. Les collégiens, qu’on a forcé à venir, ont la bouche ouverte. L’écran en veille de leurs jeunes cervelles s’allume tandis que les portables se meurent, oubliés, au fond d’une poche de jean troué comme les Orants du Trou. Les vieilles personnes ne somnolent presque pas et ne raclent pas leur gorge universelle. Leurs perruques sont attentives. La famille Bourbon, venue en autocar, se réjouit de tant d’arpèges échappés du crincrin quotidien. Je serre la main de ma compagne qui me renvoie un sourire éclatant. La vie existe… Mais patatras, le rideau retombe. Zemlinsky est mort. Stravinsky est mort. La compagne est évanouie. Les bips reprennent langue. Les écrans ouvrent leurs yeux de Polyphème. Il n’y a jamais eu de spectacle. L’existence vous tacle de nouveau et Maiakovski se retranche les veines, après s’être tiré une balle dans le cœur, en pensant « au canot de la vie », si pesant. Vous n’étiez pas à l’opéra. La cacophonie reprend ses droits. Votre tête chavire dans un bruit de brasserie provinciale. Votre chaîne hi-fi vous regarde comme si elle vous moquait d’avoir cru un instant que l’opéra pouvait être vivant, drôle, prenant. Et de nouveau, la question se repose : « Y a-t-il une vie avant la mort ? ». Oui, dans ce cercle de craie, magique, que nulle intempérie ne peut abstraire.