L'amour est une aberration

Comme toutes les aberrations, l’amour est une source de malentendus. C’est la raison pour laquelle nombre d’écrivains sont passés à côté de ce thème par trop obscur. Les philosophes sont un peu plus diserts. On pourrait donc en conclure que l’amour est plus un objet philosophique que littéraire. Je mets de côté la poésie dont le fonds de commerce est, pour partie, lié aux activités amoureuses. Il n’y a pas de grands romans d’amour. Ils sont presque toujours niais. L’amour ne tient pas la page. Pourquoi ? J’émets une hypothèse : l’amour n’a qu’une place réduite dans nos vies. C’est même une réduction, au sens propre, de notre influx nerveux. Il ne trouve pas donc de traduction littéraire satisfaisante, si ce n’est quand cela tourne au tragique ou à « la solitude partagée ». Les chameaux aiment-ils les brebis ?  Non, eh bien, les écrivains n’aiment l’amour que comme une distorsion de leur cagibi. Comme dans toutes les époques vulgaires – et toutes les époques sont vulgaires -, l’amour se transforme en dramaturgie du sexe comme si il en était une circonlocution. Dans ce cadre, Proust parle de faire cattleyas. J’ai une amie, très aventureuse de nature, même si elle l’ignore ou feint de l’ignorer, qui - lorsque le désir amoureux la taraude – dit « je vais acheter un cadre » ! De fait, elle collectionne les cadres, de préférence, vides. Elle les entrepose dans sous-sol, sous l’œil des outils et des vélos. N’est-ce pas une parfaite description du désir ? Mais qui pourrait écrire deux cent cinquante pages sur l’achat de cadres ? Un pervers polymorphe, un inculte ou une femme passionnée dont la littérature est un souci cadet. Chez Socrate, l’amour permet d’accéder aux idées, au monde intelligible. Quel ironiste ! Quelle magnifique intuition caustique de penser que les organes génitaux pourraient être à l’origine du savoir. Schopenhauer a également de belles pages sur le sujet, même si son approche est à la fois funèbre et vitale. Clément Rosset en bavarde. L’amour est donc une idée religieuse, j’allais dire littérale, c’est-à-dire prodigieusement ennuyeuse, presque comme la littérature. C’est là que réside le malentendu initial. C’est parce que les deux sujets sont si ennuyeux qu’ils ne s’aimantent pas. Si, par miracle, un jour, un fou perdu sur une rive de décombres et d’odeur de sein maternel arrivait à écrire un roman d’amour, tous les marchands de cadres feraient faillite. Et, il n’y aurait plus rien à dire.