Les amateurs de culture sont assommants !

Les amateurs de culture sont assommants ! Cette frénésie de spectacles et d’expositions me rend mal à l’aise. Il y a quelque chose d’anormal à ingérer autant de billets et de tickets. Faire la queue pour pénétrer dans une salle obscure, c’est toujours faire la queue. Le caddie domine décidément tout. Il faut le remplir. Si seulement, on pouvait rendre tout silencieux et vide pendant quelques instants, on s’apercevrait avec ironie que rien ne nous manque. Remettre un brin de distance et d’indifférence dans les choses nous ferait du bien. D’un côté, il y les boulimiques du bip. Tout bipe. On fait une marche arrière, cela bipe. On frôle une voiture, cela bipe. Les restaurants, les gares, les hôtels bipent nuit et jour à rendre fou un coléoptère. Les téléphones bipent, sonnent, rôdent dans les absides du bruit. De l’autre, bips dans la poche, les professionnels de l’exposition immanquable bruissent de découvertes en extases. Les neurones grillent. Cela sent la saucisse.  Il y a ce fameux photographe que personne ne connaissait ! Et ce peintre dada dont on plante au mur les nanars picturaux qu’il n’aurait pas osés montrer de son vivant ! J’aspire à la cellule monacale ! Une prière et au lit, pouce dans la bouche, loin des doudous « culturels ». Néanmoins, me voici à relire Drieu : le feu follet et l’homme couvert de femmes ! Drieu est le seigneur du détachement. Il ne regarde pas les femmes, il les dissèque avec le scalpel d’argent. Il ne contemple pas un genou, il anticipe sa dégénérescence graisseuse ou squelettique. Il ne voit pas les hommes. Il n’en divulgue que la sombre nostalgie de rien et de pas-grand-chose. Pour un homme qui a tant parlé du suicide et qui s’est suicidé lui-même, son sujet favori est le déclin des êtres et des choses. Chez lui, tout décline : la mort elle-même est moins dramatique. La mort est préférable au déclin. Chez lui, il n’y a pas de queue à faire, ni de caddie à pousser. Il est seul. Il comprend qu’il seul. Il n’aime pas être seul. Pourtant, il n’épouse aucune forme de tristesse. Il scrute le monde comme s’il n’en venait pas. Ses yeux sont deux soucoupes volantes qu’aucun illuminé n’a vues atterrir dans son jardin. Drieu est impuissant. Il regarde le monde comme certains explorateurs chinois du moyen Âge qui accostaient sur des côtes inexplorées et se disaient : il n’y a rien d’intéressant ici. Drieu n’est pas un occidental au fond. Il nous invite à chérir notre propre impuissance, qu’aucun spectacle ne pourra enlaidir, pour nous rendre meilleurs. Je me souviens d’une anecdote littéraire, eh oui, j’y viens aussi, j’ingère à mon tour. Aragon et Drieu sont dans un bordel dans les années 1920. Drieu sort, en hurlant, de sa chambre avec une prostituée empalée sur son sexe et accrochée à son cou. Il hurle : « Louis, Louis, je suis impuissant ». Peut-on ajouter quelque chose à ce sourire en coin ?

Le cercle de craie, opéra de Zemlinsky

Les opéras opèrent rarement. Cela sonne presque toujours faux. Les livrets sont ridicules. Les mises en scène, provocatrices et donc parfaitement nulles. Les voix gazouillent au loin, dans la terreur de ne pas être entendues. Pourtant, le cercle de craie – œuvre de Zemlinsky – est une réussite. Le livret mélodramatique à souhait ne rompt pas le charme d’une musique débridée. Au demeurant, il faudrait interdire les prompteurs dans les salles de spectacle. Cela ne sert à rien de lire des niaiseries, si ce n’est à cautionner la moraline ambiante. Pure hypothèse d’école : vous êtes assis à l’opéra, aux côtés de la femme que vous aimez, la lumière s’éteint comme une barrique de noir se renverse. Les clapotis téléphoniques s’arrêtent enfin. Il n’y a plus de bip dans l’univers. Les gens sont silencieux, à en devenir presque humains. Enfin, paraissent le bordel, les femmes nues, les hommes déterrés, le tenancier, monsieur Ma et la pauvre jeune fille, vendue, à côté de laquelle les héroïnes de Chaplin passeraient pour des tortionnaires sans aucun scrupule. La musique s’envole, plane et n’atterrit pas. Les collégiens, qu’on a forcé à venir, ont la bouche ouverte. L’écran en veille de leurs jeunes cervelles s’allume tandis que les portables se meurent, oubliés, au fond d’une poche de jean troué comme les Orants du Trou. Les vieilles personnes ne somnolent presque pas et ne raclent pas leur gorge universelle. Leurs perruques sont attentives. La famille Bourbon, venue en autocar, se réjouit de tant d’arpèges échappés du crincrin quotidien. Je serre la main de ma compagne qui me renvoie un sourire éclatant. La vie existe… Mais patatras, le rideau retombe. Zemlinsky est mort. Stravinsky est mort. La compagne est évanouie. Les bips reprennent langue. Les écrans ouvrent leurs yeux de Polyphème. Il n’y a jamais eu de spectacle. L’existence vous tacle de nouveau et Maiakovski se retranche les veines, après s’être tiré une balle dans le cœur, en pensant « au canot de la vie », si pesant. Vous n’étiez pas à l’opéra. La cacophonie reprend ses droits. Votre tête chavire dans un bruit de brasserie provinciale. Votre chaîne hi-fi vous regarde comme si elle vous moquait d’avoir cru un instant que l’opéra pouvait être vivant, drôle, prenant. Et de nouveau, la question se repose : « Y a-t-il une vie avant la mort ? ». Oui, dans ce cercle de craie, magique, que nulle intempérie ne peut abstraire.          

Fra Angelico détruit le bazar

Fra Angelico est le plus grand des peintres contemporains. Pour un homme mort au quinzième siècle, cela illustre à quel point le temps n’existe pas. Le temps est la martingale des impuissants. Mort un dix-huit février, il ne pouvait qu’être sensible à l’idée que la temporalité est une invention née de l’ennui, c’est-à-dire d’une forme particulièrement élaborée de la haine et de l’idée de référence. Si vous allez au Louvre, vous verrez, après la salle où trônent le mastodonte Véronèse et ses Noces de Cana, quelques tableaux de Fra Angelico. Mais si vous allez au Louvre, vous regretterez de n’être pas à Florence pour admirer le Christ aux outrages. Chacun connaît le tableau. Le christ est entouré des mains de ses bourreaux qui voltigent comme les mains coupées d’Apollinaire. C’est un tableau d’un siècle non encore écoulé ou, plus exactement, un tableau qui n’a pas sa place dans l’ordre chronologique. Les historiens de l’art ne peuvent comprendre cela, cette peinture ne relevant ni des catégories historique et artistique. Imaginez-vous un instant hors des dimensions spatiales et horlogères, il n’y a personne dans les rues, aucune exposition ou pièce de théâtre à l’horizon, vous n’avez plus d’idées sur les réformes sociales ou politiques. Vous n’êtes même plus vous-même. À cet instant précis, Fra Angelico devient votre ami. Vous êtes, vous aussi, fraternel et angélique. Le Christ, c’est vous. Le souffle du Diable, c’est vous. Les mains tranchées, c’est vous. Vous êtes la femme que vous aimez. Vous n’êtes plus l’homme que vous détestez. Votre compagne vous dit : « je suis à toi ». Vous la regardez et cela suffit. Devant une peinture de Guido di Pietro, il y a toujours des enfants à naitre. Dans la soucoupe quotidienne, cela est tellement improbable que les nimbes de Fra Angelico sont les seuls objets réels. L’univers et ses environs ne geignent plus. La masturbation n’a plus de serviette en papier. La procrastination n’a plus la canne du lendemain pour exister. Il n’y a plus que la beauté d’être là, dans l’insouciance de sa propre inconsistance et de son irrésolution à retrouver une forme. Fra Angelico a démontré l’existence de Dieu et Dieu ne le sait même pas. Le bandeau du Christ en marque toute l’ironie sauvage. Il faut demander d’urgence l’asile politique à Florence et ressusciter H.G Wells pour qu’il nous rende la notice de sa machine à explorer le temps. Fra Angelico est comme mon fils. Un jour que je lui demandais « s’il était en train de ranger ses jouets », il s’arrêta net et me dit « je ne range pas. Je détruis le bazar ! » Fra Angelico est un destructeur de bazar, ce qui est la définition exacte du bonheur.

 

Le XVIII ème siècle est un entremetteur

Je retourne au théâtre ces derniers temps. Ce goût de la scène avait disparu en raison de tous mes abonnements. J’étais abonné à ceci et à cela. Je n’arrêtais pas de remplir mon caddie. Là, une conserve de musique actuelle. Ici, un sachet de théâtre antique avec cet air de penser qu’on a toujours mal traduit Sophocle. À hue, un tube de danse contemporaine avec les éternels corps nus - à l’âge de la pornographie, c’est d’un comique ! -, les rampements provocateurs de petite frappe et cette manière de dire que, derrière le spectacle vivant, il y a des penseurs. À dia, les lectures de romanciers dont le plus jeune aurait aujourd’hui cent cinquante ans comme si être vivant méritait la mort. J’étais écœuré par cette floraison d’orties. Cette singerie de l’abonnement me rebutait. J’ai balancé mon caddie dans le canal pour que les ragondins s’en servent de grotte platonicienne. Les rats ont aussi droit à la lumière, même dans la vase. Je me suis mis à siffloter sur les berges en regardant les joggers et les cyclistes. Parfois, l’un d’entre eux disait : « on ne s’ennuie jamais sur un vélo ». Une fois, sous un pont graffité, j’entendis une jeune femme dire d’une de ses amies : « elle a une âme végétarienne ! ». Le sens de la vie revint comme un mouvement onaniste. Plus la vitalité revenait, plus l’envie de spectacle s’émoussait. La scène est une maladie nerveuse, surtout lorsqu’on est sur le strapontin. Je redevenais heureux, sans rien à voir. Je pouvais de nouveau créer. Mais, au bout de ce chemin vers la béatitude, je me demandai: assister à quelques pièces, serait-ce redevenir un ringard? Devant le miroir, la réponse fut négative. J’y reviens donc comme un vieux toxicomane. Un opéra. Puis, des concerts à la Philharmonie et à la Scène musicale. Il y a quinze jours, le théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis pour la double inconstance de Marivaux. À ma grande honte, j’en suis sorti béat. La mise en scène est bien en dépit de deux encouragements à la bêtise : du rock et des seins nus comme d’habitude ! Il y avait des collégiens qui, à la vue de la paire de nichons, se sont esclaffés comme des tordus. Ces moqueurs avaient raison. Les acteurs sont excellents. Bref, c’était vif et chouette. Mais, surtout, le texte de Marivaux est splendide. Le dix-huitième siècle a inventé la langue française, limpide comme un bain moussant. À chaque instant, un genou de femme – tel le monstre du Loch Ness – sort du marécage et provoque l’extase grammaticale, lexicale et syntaxique. Une érection est même possible. Avec cette littérature amie, vous avez le sentiment d’être un don Juan, susceptible de conquérir la plus belle femme du monde qui, miraculeusement, apparait à vos côtés, enthousiaste. Vous êtes le Prince et elle, Sylvia. Le dix-huitième siècle est un entremetteur. Relisons donc ses écrivains incroyables qui ont le don rare de bannir à jamais – on voudrait le croire si les vacances de Pâques n’approchaient pas - la banalité.       

Bach est une maladie mentale

Dans la vraie vie, la nuit est le contraire de la journée. Mais, en musique, la « vraie vie » est une erreur. Et donc, la nuit et le jour sont strictement identiques. Ils n’existent pas. Si vous ajoutez Bach dans cette hypothétique équation, tout cela ne signifie plus rien. Bach est ailleurs, c’est même l’autre part de l’ailleurs. Avec lui, la « vraie vie » ressemble à une épingle à cheveux de l’Enfer : une tondeuse à gazon mariée avec une moto sur laquelle gémit un taille-haies. Si l’humanité entière devait disparaître pour que Bach puisse continuer à exister, même sans auditeurs, un moment d’hésitation me prendrait. Moins dramatiquement et ironiquement, en admettant que des déments me demandent quel organe je choisis de préserver pendant qu’ils me torturent : préservez mes oreilles, tas de tarés ! Je vous en conjure ! Amputez-moi comme il vous plaira ! Ratiboisez mes bras, mes jambes, mon nez et – suprême sacrifice – mes parties intimes, mais de grâce, pas mes oreilles, non, non ! Je préfère l’acouphène de l’immobilité et le cérumen du fauteuil roulant que de gambader sans musique ! Bach n’est pas un musicien de génie : c’est le Musicien absolu. Il invente la Musique. Il crée même des musiques secondaires : il invente le jazz avec les concertos brandebourgeois. Il invente le rock et la pop avec ses improvisations. Il invente le rap avec ses Passions. Bach est un orifice d’où tout sort. C’est le Trou des Orants sibériens. Il joue, vous tremblez. Il s’arrête, vous avez de la fièvre. Il n’est jamais là où on l’attend, le thermomètre à la main. Le plus incroyable est que si vous écoutez une de ses fugues,  votre misanthropie disparaît. Parfois, plusieurs minutes : un vrai miracle ! L’humanité des humains du passé – les hommes d’aujourd’hui en fait – apparaissent moins ignobles. On a presque envie de se mettre au bénévolat ou de dire bonjour à quelqu’un qui pense que le football est un sport d’équipe. Bach est une maladie mentale qu’aucun psychiatre n’a décelée. J’en suis atteint. Et je vous assure, je prie pour ne plus jamais être en bonne santé. L’asile avec Bach plutôt qu’un métier intéressant, bien payé, considéré, sans ses cantates. La vie quotidienne ne mérite pas Bach. Avec lui, la folie est un bain de mer que le soleil rouge – cou coupé – ne rudoie pas sur la côte de granit rose! Pour ceux qui ne connaissent pas Bach, il reste la misère des discussions politiques et sociales. Vous pouvez alors me sectionner les oreilles. Dans ce cas-là, le formol n’attend pas.      

 

 

Chopin escagasse l’amitié

Depuis trente ans, j’ai un ami dont le prénom est si commun qu’on dirait une brimade généalogique. Cet homme m’aime, tout en pensant que je ne peux pas être convaincu, préférant l’incertitude à la clairvoyance. Cette amitié, qui dure, connaît quelques accrocs majeurs. Mon camarade déteste Chopin. J’adore Chopin. Nous avons failli rompre en raison de ce différend musical qui implique une divergence sur la nature d’Éros. Nous nous apprécions encore, mais ce désaccord nous escagasse, car nous sommes tous deux convaincus que la musique est la laitance de l’amour : une forme d’aristocratie de la dérision. Bach permet toutes les positions de l’amour physique et son au-delà, qu’est la vertu séminale et procréatrice. Il suscite les grossesses. En effet, sa musique anticipe sur ce que l’humanité pourrait être, lorsque nos cerveaux ne tailleront plus de silex. Stravinsky autorise également la câlinerie, diurne plutôt. Pulcinella fait référence, sans contestation, après un repas dominical. Les dernières sonates pour piano de Beethoven provoquent des ébats parfaits en raison des silences extraordinaires qu’ils excitent. Guillaume Connesson anime parfois les corps, de même que les clavecinistes contemporains, ou le Maldoror de Neuburger. La musique est une tuerie, comme disent les jeunes. Elle pratique au fond de chacun de nos neurones une incision si agréable que l’appendicite devient un souvenir enchanteur. Quel organe, cette oreille ! Tragus, hélix, anthélix, conque, antitragus… Sa description est une symphonie sérielle : le Finnegans Wake de l’anatomie. Nietzsche – ce grand libérateur – faisait l’apologie du nez. L’oreille a beaucoup plus de chien. Pourtant, il voyait la musique comme Hegel considérait la philosophie. Si la vérité est une réalité esthétique, alors la musique s’apparente à une circonlocution de la liberté. La musique est une méchanceté faite à la réalité quand cette dernière s’identifie à une insupportable soumission à la tanière. Mon ami et moi sommes d’accord pour dire que, sans la musique, la vie érotique serait un pâle reflet de ce qu’il y a de pire dans la pornographie. Plus généralement, sans la musique, l’existence oscillerait entre la trille infinie et les exploits neurologiques de l’amibe quaternaire. La musique sauve l’accouplement. Elle fuit devant l’ennui comme une étrille. Elle est un appareil à adopter des concomitances et des affinités. C’est le contraire d’un orphelinat. Hormis, Chopin, bien sûr. Ou la musique minimaliste sur laquelle nous sommes aussi en désaccord. Mon ami ne comprend pas le romantisme. C’est un amoureux, pas un sentimental. Moi, je ne comprends pas comment Glass peut être un sujet de conversation. Dès lors, la fâcherie devient inévitable. Après tout, les amis ne sont jamais que des fantômes que l’on a pris au sérieux, un moment donné. Les colères demeurent nos véritables alliées. Une fois passées, enfin seuls, nous pouvons écouter de la musique sans l’ombre du platane amical. À la fin, tous les plateaux de fruits de mer se résument à la solitude de glaçons qui fondent.  

L'amour est une aberration

Comme toutes les aberrations, l’amour est une source de malentendus. C’est la raison pour laquelle nombre d’écrivains sont passés à côté de ce thème par trop obscur. Les philosophes sont un peu plus diserts. On pourrait donc en conclure que l’amour est plus un objet philosophique que littéraire. Je mets de côté la poésie dont le fonds de commerce est, pour partie, lié aux activités amoureuses. Il n’y a pas de grands romans d’amour. Ils sont presque toujours niais. L’amour ne tient pas la page. Pourquoi ? J’émets une hypothèse : l’amour n’a qu’une place réduite dans nos vies. C’est même une réduction, au sens propre, de notre influx nerveux. Il ne trouve pas donc de traduction littéraire satisfaisante, si ce n’est quand cela tourne au tragique ou à « la solitude partagée ». Les chameaux aiment-ils les brebis ?  Non, eh bien, les écrivains n’aiment l’amour que comme une distorsion de leur cagibi. Comme dans toutes les époques vulgaires – et toutes les époques sont vulgaires -, l’amour se transforme en dramaturgie du sexe comme si il en était une circonlocution. Dans ce cadre, Proust parle de faire cattleyas. J’ai une amie, très aventureuse de nature, même si elle l’ignore ou feint de l’ignorer, qui - lorsque le désir amoureux la taraude – dit « je vais acheter un cadre » ! De fait, elle collectionne les cadres, de préférence, vides. Elle les entrepose dans sous-sol, sous l’œil des outils et des vélos. N’est-ce pas une parfaite description du désir ? Mais qui pourrait écrire deux cent cinquante pages sur l’achat de cadres ? Un pervers polymorphe, un inculte ou une femme passionnée dont la littérature est un souci cadet. Chez Socrate, l’amour permet d’accéder aux idées, au monde intelligible. Quel ironiste ! Quelle magnifique intuition caustique de penser que les organes génitaux pourraient être à l’origine du savoir. Schopenhauer a également de belles pages sur le sujet, même si son approche est à la fois funèbre et vitale. Clément Rosset en bavarde. L’amour est donc une idée religieuse, j’allais dire littérale, c’est-à-dire prodigieusement ennuyeuse, presque comme la littérature. C’est là que réside le malentendu initial. C’est parce que les deux sujets sont si ennuyeux qu’ils ne s’aimantent pas. Si, par miracle, un jour, un fou perdu sur une rive de décombres et d’odeur de sein maternel arrivait à écrire un roman d’amour, tous les marchands de cadres feraient faillite. Et, il n’y aurait plus rien à dire.     

Plougrescant est la huitième merveille du monde

Kenneth White, l’écrivain écossais, a dit de Tréguier que c’était un cul-de-sac culturel. Et alors ? Un cul-de-sac est une belle chose quand on n’a pas envie d’en sortir. Bien sûr, depuis la disparition de Renan, il ne s’est pas passé grand-chose ici, hormis l’érection de la statue du grand homme, statue écœurante, car elle illustre à merveille le poème sur les assis de Rimbaud. Tous les villages français ont leur héros passager. « Ici, a uriné Louis XVI ». « Là, le prince de Condé a fait sa grosse commission ». Mais, après tout, pourquoi faudrait-il qu’il y ait de la culture partout ? Un peu de rien, de temps à autre, cela fait du bien, surtout quand ce rien se tient sur les genoux du néant, prompt à moquer le voisinage du vide. Toutefois, ce n’est pas de la vie philosophique du Trégor que je voulais parler, mais du plus beau coin de France : la côte de granit rose de Plougrescant. Fermez les yeux et votre écran ! Vous voici à l’étranger, c’est cela la beauté ! Vous êtes sur le chemin des douaniers, arraché aux rochers et à la mer plate comme un sac-à-dos que vous auriez laissé au fond d’une valise, elle-même oubliée dans un grenier, enterré au fond d’un cul-de-sac justement. Vous avancez, flânant, rêvant à la femme que vous aimez, aux poésies que vous avez plantées sur un de vos neurones, au dos si beau et musculeux d’une bien-aimée ardente, que le sentier prolonge intimement, oubliant jusqu’à l’insipide bêtise de la répétition des jours et des nuits. Vous redevenez niais. Le cynisme redevient une école de pensée, ni plus ni moins. Vous êtes enfin vous-même, c’est-à-dire une déclinaison de ce que vous fûtes facticement et de ce que vous allez devenir, sans grimaces, une sorte d’ombre dans la pénurie des silhouettes chatoyantes, une vacation d’être peut-être, mais un gage vivant. Vous n’êtes plus cette paume vide. La désolation aragonienne n’est plus votre île. Vous êtes enfin indéfinissable. Le sentier est comme une plaque qui glisse et vous glissez sur ce ruban tue-mouches qui vous arrime. Vous êtes Plougrescant, un atome génial dans l’automne merveilleux. Et la mer sifflote du Couperin. Vous l’entendez entre deux vagues silencieuses qui chahutent. La promenade est une compagne. A cet instant précis, vous savez précisément que, sans la marche, la vie serait une erreur, d’autant qu’un verre de bière vous attend tout au bout de cette beauté si sournoise, car elle va bientôt s’estomper et vous laisser en plan face aux bagatelles de la vie sociale. Voir Plougrescant… pour revivre !

Granville est le centre du monde

Dali est un grand peintre et un bon faiseur de mots. Sa peinture est parfois boursouflée et emphatique, son ironie presque jamais. « Quelle est la différence entre un fou et moi ? »  demandait-il, goguenard. « La différence c’est que, moi, je ne suis pas fou ! ». Dali avait presque toujours raison. Cependant, il a commis une grave erreur en désignant la gare de Perpignan comme étant le centre de l’univers. En réalité, l’équilibre des mondes et de leurs périphéries se réalise à la gare de Granville. Bien sûr, il n’est pas sûr que ces propos de cheminots tiennent en haleine les habitants des terres explorées. Toutefois, le fait que la gare de Granville soit avant tout un port –  si l’on en juge par les peintures murales du hall -, et que les trains, lorsqu’ils arrivent, échouent exagérément sur la grève, démontrent le charisme et la fantasmagorie du ballast, si cousin des galets. A peine sortis du wagon, les enfants ont les pieds grignotés par les méduses. Les adultes ont des étrilles dans les cheveux. Les grognons tentent d’ôter les algues de leurs journaux à idées plates. Trop tard, les informations deviennent inutiles. Tout se passe désormais spirituellement et physiquement. La gare de Granville est le sable mouvant de vos centres d’intérêt. C’est une vague statique, mais une vague tout de même. Elle avale tout ce qui fait le puits de votre quotidien. C’est un remontant : le marchepied franchi, l’ivresse vous gagne. Ensuite, titubant, vous avancez jusqu’au musée Anacréon, pas le poète grec, celui qui a dit si profondément que la beauté « triomphe du fer et du feu », mais le donateur, ami de Malraux. Et là, entre Gen Paul, Vlaminck et Picabia, deux choses vous catapultent ailleurs: les danseuses de Rodin et la plage de Charles Dufresne. Au-delà des plaisirs de la plage et des mouvements de la danse, qu’y a-t’il ? A peu près rien qui ne ressemble à une liste de courses ou le bruit d’un quad : deux métonymies de l’enfer. Dès lors, une hésitation de géographe vous étreint : le centre du monde est-il le musée ou la gare de Granville ? A l’énoncé de cette question, votre cervelle se répand sur vos certitudes comme l’autoportrait mou de Dali. Et comme d’habitude, Strabon n’est d’aucun secours.   

 

 

Granville est le centre du monde

Dali est un grand peintre et un bon faiseur de mots. Sa peinture est parfois boursouflée et emphatique, son ironie presque jamais. « Quelle est la différence entre un fou et moi ? »  demandait-il, goguenard. « La différence c’est que, moi, je ne suis pas fou ! ». Dali avait presque toujours raison. Cependant, il a commis une grave erreur en désignant la gare de Perpignan comme étant le centre de l’univers. En réalité, l’équilibre des mondes et de leurs périphéries se réalise à la gare de Granville. Bien sûr, il n’est pas sûr que ces propos de cheminots tiennent en haleine les habitants des terres explorées. Toutefois, le fait que la gare de Granville soit avant tout un port – si l’on en juge par les peintures murales du hall -, et que les trains, lorsqu’ils arrivent, échouent exagérément sur la grève, démontrent le charisme et la fantasmagorie du ballast, si cousin des galets. A peine sortis du wagon, les enfants ont les pieds grignotés par les méduses. Les adultes ont des étrilles dans les cheveux. Les grognons tentent d’ôter les algues de leurs journaux à idées plates. Trop tard, les informations deviennent inutiles. Tout se passe désormais spirituellement et physiquement. La gare de Granville est le sable mouvant de vos centres d’intérêt. C’est une vague statique, mais une vague tout de même. Elle avale tout ce qui fait le puits de votre quotidien. C’est un remontant : le marchepied franchi, l’ivresse vous gagne. Ensuite, titubant, vous avancez jusqu’au musée Anacréon, pas le poète grec, celui qui a dit si profondément que la beauté « triomphe du fer et du feu », mais le donateur, ami de Malraux. Et là, entre Gen Paul, Vlaminck et Picabia, deux choses vous catapultent ailleurs: les danseuses de Rodin et la plage de Charles Dufresne. Au-delà des plaisirs de la plage et des mouvements de la danse, qu’y a-t’il ? A peu près rien qui ne ressemble à une liste de courses ou le bruit d’un quad : deux métonymies de l’enfer. Dès lors, une hésitation de géographe vous étreint : le centre du monde est-il le musée ou la gare de Granville ? A l’énoncé de cette question, votre cervelle se répand sur vos certitudes comme l’autoportrait mou de Dali. Et comme d’habitude, Strabon n’est d’aucun secours.