La mélancolie est un plat réchauffé

Voici plusieurs jours que je suis dans une maison au bord d’une falaise face à la mer. Il pleut sans discontinuer. C’est d’une tristesse si intense que j’ai l’impression de regarder la télévision. Ou de commenter une décision administrative. Ou de voir mémé et pépé nettoyer leurs bûches avant de les jeter dans l’âtre ! Les moines appelaient ces moments de mélancolie, l’acédie. Quand ils en étaient là, le Christ ressemblait à un étron fumant déposé le long d’une pissotière par tous les diables. L’acédie est d’une force terrible en fin d’après-midi. Le vide pénètre les êtres comme un suppositoire de détresse. Même Baudelaire n’aurait plus aimé « les nuages, les merveilleux nuages ». Les yeux se transforment en cordes de pendus par lesquelles on descend pour se noyer. La vague n’interdit pas le rasoir. Les neurones s’agitent dans un magma que met en scène un pyromane muni de hallebardes. Les têtes rapetissent sous la souffrance. Les Jivaros dominent le monde et Offenbach devient plus génial que Stravinsky. C’est comme lire une interview d’un chanteur de rock : Cela beugle de clichés en forme de limaces qui percent les tympans et de « tu vouas, tu vouas ! ». « Ah ! Quelles terribles cinq heures du soir ! ». Vous devenez Pierrot le fou et tous les tueurs en série façonnent une philanthropie nouvelle. La dynamite est comme une sucrerie. Durant cette période de traumatisme monstrueux, où l’espoir s’incarne en un intérimaire avec deux bras dans le plâtre, un « philosophe politique » et un sociologue qui a capté l’air du temps, bref un égout à ciel ouvert sans ciel, sans cloaque et sans huis oxygéné, l’histoire de la mélancolie de Robert Burton publié en 1621 semble un remake comique de Cléopâtre avec Elisabeth Taylor et son Burton de mari. Cioran ressemble alors à un acteur de film porno et à un clown dénonçant le nez rouge comme un appendice extraterrestre. Dans ces instants, des envies de meurtres vous submergent comme si vous deviez être le dernier survivant d’une humanité sans zob ni nib. Puis, les coups de vingt heures sonnent et, enfin, vous êtes libéré de l’affreuse, indispensable et minable métaphysique. Vous êtes libéré de la mort. Vous balancez l’ennui comme une chaussette pour cul-de-jatte. Vous regardez vos ongles et vous trouvez ces traces de primates d’une beauté incroyable. Vous avez presque envie de saluer votre boulangère, celle qui vous vend des pains déjà rassis et des croissants à l’huile de palme, en vous insultant quand vous dites que c’est écœurant. La vie, quand même, est une dégoulinante blague dont l’odeur vous revigore. Et puis, là, sous vos yeux, à portée de main, il y a la mer, la forêt, le sable nés pour les enfants qui marchent d’un pas décidé sur les sentiers des douaniers et qu’il faut porter quand ils sont fatigués ! Leur égoïsme insolite, leur enthousiasme d’être là, leur manière de manger une crêpe en mastiquant bruyamment, leurs splendides saletés autour de la bouche et leurs poux si mignons, vous  éloignent du syndrome de la toile cirée et des caprices de la démence. Faites des enfants, vite, maintenant, ne tardez pas et dansez, bon Dieu, dansez ! Et, par pitié, pas de morale mais du vin, du tabac et pas sur les balcons mais à table, avec les enfants qui le respirent, un peu de poésie et de l’amour – ce truc éculé mais qu’on retrouve toujours derrière l’oreille ou dans une manche ! Gérard Majax  et Garcimore sont éternels !  Après tout, la mélancolie n’est qu’un plat réchauffé par le briquet d’une paire de chaussons qui froufroute sur une paire de patins. Mais les yeux des enfants sont grand ouverts !

Nos amis sont tous conservateurs

Lors d’un dîner avec une amie, nous en vînmes à deviser du changement. Pas des réformes politiques, c’est trop vulgaire. Pas des évolutions des règles du handball, nous n’y connaissons rien.  Ni du fait que, avec l’âge, les merguez sont moins sympathiques que les chipolatas mais du changement véritable, c’est-à-dire de notre capacité à changer de point de vue en nous modifiant en profondeur. Mon amie soutenait l’idée qu’aucun changement profond n’est possible pour un être humain. Je soutenais exactement l’inverse en invoquant le fait que toutes les certitudes peuvent être mises à mal dans un laps de temps court. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Au fond, qu’est-ce qu’une certitude ? Une sorte de falbala dont s’ornent les dames de piètre compagnie ou une manière d’équivoque qui vous rend moins serein à mesure que vous l’approfondissez ? Nous avons chacun déversé notre hotte de citations passant de Spinoza au marquis de Tombelaine, de Paul Préboist à Pulcinella. J’en vins à illustrer mon propos par un syllogisme un peu tordu. L’œuf peut être mangé d’une dizaine de façons : mollet, brouillé, cru… Dans la plupart des cas, l’homme est plus complexe qu’un œuf. L’homme est donc plus transformable qu’un œuf. La certitude est peut-être le tombeau des facéties et donc de l’énergie vitale qui fait de nous de mauvais coucheurs et de joyeux drilles, concluais-je aristocratiquement ! Pour mon amie, la transformation humaine est un long processus, une dérive sans fard qui donne à la gérontologie ses quartiers de noblesse : c’est une conservatrice. Elle croit à la permanence des choses, c’est-à-dire à la polycratie du dégoût et la prévalence des rides. Parfois, elle se dit nietzschéenne, parce que la volonté est un tic de l’incroyance. Elle m’a dit de l’herpès qu’il pouvait être appréciable sous un certain éclairage. Elle ne croit pas à la suppression des éruptions cutanées. Nous avions presque fini notre bouteille de rouge, lorsque les pâtisseries arrivèrent sur la table. J’avais pris un Paris-Brest, car c’est ma façon de voyager et de ne pas découvrir l’histoire navale. Elle, comme à son habitude, avait commandé un café. Elle est diabétique. Elle me regarda alors avec ce sourire froid qui la rend si adorable : « je peux goûter ? ». Finaud, je la toisai et lui dis: « tu vois, tu as tort ! ». Elle reposa la petite cuiller qu’elle allait déposer dans sa bouche déjà entrouverte. Elle mit sa main dans les cheveux. Ses doigts étaient comme des épines de pin dans un paradis d’aubépines. Moi, j’étais fier comme une brindille sèche. Elle prit sa tasse et, avant d’absorber son jus, murmura : « ce que tu peux être agaçant ». Je lui rétorquai que, en nous, la royauté perdure et qu’elle nous métamorphose. Il y a des successions, des régences et des coups d’Etat. Nous devenons progressivement des solitaires infanticides. A la fin de notre vie, nous avons tué l’enfance en nous, vêtus de pourpre : on ne peut pas dire que cela ne soit pas un vaste chantier.

 

Céline chevauche les trois mousquetaires

L’enfance est géniale, surtout quand elle nous permet de sortir de l’analphabétisme natif. Depuis Oscar Wilde, on sait que tous les hommes naissent fous et qu’une minorité le demeure pour le plus grand bénéfice de l’humanité. La grande majorité réussit sa vie, part en vacances et achète des maisons avec un jardin dont la pelouse est tondue rituellement: c’est tellement ennuyeux que cela ne peut être que biologique. C’est une manière de se préserver des nombreux chemins que l’on aurait pu emprunter. L’esprit n’est pas rectiligne. Il loge dans une balle qui n’a pas été encore tirée et qui n’atteindra probablement jamais sa cible. Kant dit justement que la liberté réside dans le fait d’envisager toutes les hypothèses. Le seul hic, c’est qu’on est incapable de toutes les réaliser. Pour se protéger du fait souvent qu’il n’y a même qu’une seule hypothèse pour toute la vie (on s’installera à New York quand les poules auront des mâchoires pour mastiquer toutes les banalités), il est nécessaire de repeindre ses volets, faire aboyer son chien derrière le portail électrique et trouver le sport passionnant. Sinon, les pendaisons seraient si nombreuses que les jambes en l’air formeraient des guirlandes pour tous les arbres de Noël.  Heureusement, de temps en temps, un enfant est sauvé de cette terreur journalière  par la lecture des Trois mousquetaires ou du Voyage au bout de la nuit. A quoi serviraient les cadeaux sinon ? Quoi de commun entre Dumas et Céline ? Tout. Ils aiment l’épopée, les rebondissements, les courses, les intrigues, les personnages loufoques, les situations tordues. Certes, Céline est plus pessimiste mais il rend gorge au pessimisme statique. Sa noirceur est dynamique. Elle monte à cheval. Son apocalypse a des éperons ! D’un château l’autre ! Nord ! Que de vies, de rues et de villes traversés, de grues et veules approchés, de personnages à la Le Vigan ! Le quai des brumes à portée de main dans l’ambiance moite d’une réalité qui n’a plus de lexique ! Bardamu aurait pu épouser Milady. J’ai tellement aimé Céline que je ne le lis plus : à un certain âge, lire, c’est essentiellement relire.  Je ne relis plus le Voyage. Et les mousquetaires sont de vieilles dames qui croient à l’élégance du bikini ! La littérature est parfois une porte qu’il vaut mieux éviter de poncer !  Ne pas relire, parfois ne plus lire du tout, c’est permettre à l’herbe de rester folle !

Les usines à touristes sont poétiques

Les usines à touristes sont aussi des objets poétiques et philosophiques.  Un touriste est avant tout un être humain qui ne sait pas pourquoi il existe. Un poète est avant tout un philosophe qui ne comprend pas pourquoi un touriste existe. Ayant loué une maison isolée sur une falaise escarpée face au Mont-Saint-Michel, alors que le vent souffle diantrement sur la baie vitrée qui semble alors dériver sur les vagues en contrebas, je m’interroge benoîtement sur le principe de liberté. Les hommes détestent la liberté, parce qu’elle les rend étrangement libres. Sinon pourquoi s’agglutineraient-ils sur un caillou – le Mont-Saint-Michel en l’occurrence – quand bien même le site serait extraordinaire ? Pourquoi mangeraient-ils des chichis ? Ou des crêpes au Nutella ? Pourquoi prendraient-ils tous la même photo inutile de la rue montante, elle-même passablement irritée de n’être pas descendante ? Pourquoi ne loueraient-ils pas une maison isolée pour réfléchir au sens de la liberté ? Pourquoi toujours pourquoi ?  Avant d’aller à la pêche à pied, et d’échapper au syndrome de la toile cirée, je dirais que personne n’aime la liberté. C’est trop difficile à supporter. Assez bizarrement, la liberté ne rend pas libre au sens traditionnel. La liberté est une épreuve et donc une menace contre ce que nous sommes dans la fosse du quotidien. Marcher sur le chemin des douaniers un jour de tempête en donne le vague pressentiment. C’est une histoire déplaisante contée par un bègue à un tympan crevé. Ce n’est pas une bonne blague que l’on partage entre amis en buvant des verres et en pariant sur des résultats sportifs. En troupeau, tout paraît plus beau, certes. Rien de plus facile que de beugler ensemble en agitant les drapeaux grégaires : la nation, les voyages, l’amour des enfants et de la famille, les droits de l’homme, la race, la soupe à l’oignon, les vacances et la vidange de la voiture. La liberté humanise. Elle est âpre comme une hémorroïde. Cependant, nous souhaitons rester des singes, à nous gratter les fesses. Du haut de noscocotiers, nous houspillons la solitude et la détresse qui nous affectent pourtant un vrai visage. La liberté nous gondole et nous fripe. C’est une chirurgie esthétique à l’envers. Mais, de toutes nos forces, nous luttons contre cette possible émergence des hypothèses et des mondes différents. Avoir le choix nous dégoûte prodigieusement. Surtout, continuer à être ce que nous sommes fûmes, sommes et serons. Les marchands de chichis, les concessionnaires automobiles, les photographies du petit dernier et les romans de professeurs de français ont encore un bel avenir.

 

Bossuet vote Sloterdijk et inversement

L’insouciance est un bel article philosophique en dépit des rayonnages bondés et des caissières pas toujours aimables. En poussant son caddie, il est toujours nécessaire de se reposer la question de savoir : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Mais, en définitive, les réponses à cette question cruciale sont toujours décevantes. Les mystiques rhénans étiquetaient l’Être comme une aporie. Après cinquante années passées à réfléchir fléchir la raie comme aurait dit Vaché qui n’eut pas le temps d’écrire ni de traire aucun pis, même pie , Heidegger écrivit que l’Être était l’Être. D’impasse logique en tautologie, en cheminant à travers le non-sens et la dérision, je préfère m’attabler avec Peter Sloterdijk et lire à l’orée de l’insouciance les tempéraments philosophiques. C’est drôle et vif comme un saumon d’élevage, dévoré par de jolies dents blanches, dans un restaurant de banlieue. C’est incisif. Avec lui, nous sommes enfin éloignés de la politique, de l’abrutissement « genré » et des minauderies sociologiques. De l’air, des vagues, de la pluie enfin !  En outre, si vous êtes accompagné d’une femme spirituelle qui n’a qu’un rêve : d’arrêter de rêver pour enfin accomplir quelque chose, eh bien, vous vous sentez comme libre. C’est comme flâner dans New York City en ne pensant à rien d’autre qu’à la sublime verticalité. Bossuet a écrit que le réel était riche en promesses et pauvre en effets. C’est tellement juste qu’on a envie de le déterrer et de brûler le reste de ses os pour avoir osé formuler une phrase aussi terrible et vraie. Pour l’aigle de Meaux oisillon meldois si vorace ,  la vie est presque toujours une erreur : on se trompe de sentiments, on se trompe de voiture, on se trompe de métier, on se trompe tout court. On achète les mauvaises boulettes pour son chat. Il a raison. Il a tort quand il s’agit de persuader une personne que l’aventure, même fausse et biscornue, est toujours préférable aux neurones gélifiés. Car, plus vous êtes insouciant, plus vous vous rapprochez de l’exquise non-vérité de ce que vous êtes. Ou bien, on peut aussi prendre l’air profond et pénétré pour dire qu’on n’apprécie guère le pâté de lapin. En se grattant la tête !

Baudelaire supprime les maisons de retraite

"D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ?
- Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu
»

Il n’y aurait presque rien à ajouter à ce poème de Baudelaire si nous – frères humains – n’avions la manie d’ajouter toujours quelque chose à quelque chose. Mais le jour où il n’y aura plus de cerises, pourrons-nous encore parler de gâteaux ? Ce besoin d’ergoter, de souligner, d’interpréter – besoin maladif propre aux grands singes que nous fûmes et aux silhouettes que nous sommes devenus – rend Baudelaire plus parfait encore. Nous sommes tous à contre-jour par rapport à lui. On ne nous voit pas, ou alors dans un scintillement tel que nos traits ne se distinguent pas les uns des autres. Si Aragon a rêvé certains soirs « d’une gomme à effacer l’immondice humaine », nous espérons tous un jour écrire deux vers dont les asticots ne feraient pas leur pâture. Comment taire ? disait l’ami Louis. Eh bien, en marmonnant sous la douche ces vers merveilleux qui donnent le sentiment presque comique que l’humanité existe déjà. Comme le ping-pong, la poésie humanise, ne me demandez pas pourquoi. A-t-on jamais vu un pongiste ou un versificateur sortir une mitraillette ? Non, pas à ma connaissance.  A la rigueur, comme Maïakovski ou ce tendre Charles, les poètes sont un peu bagarreurs, soulographes et érotomanes mais ils n’ont pas besoin de jouer à celui qui urine le plus loin… Pas tous. Ce que j’aime chez Baudelaire, c’est sa précision. Sa plume est un scalpel. Son encre, une suture. Il peaufine un adjectif comme mon boucher désosse une épaule d’agneau. A la fin, ils ont tous les deux les mains pleines de sang, mais c’est celui de la beauté qui préside à l’attablement joyeux. Dans certains pays d’Asie centrale, on affirme que les heures passées à table ne comptent pas. Elles ne s’écoulent pas. Le vieillissement n’a pas de prise. Baudelaire produit le même effet. Dès lors, si vous voulez ne plus vieillir, lisez Baudelaire et mangez et buvez comme quatre. Il n’y aura plus de déambulateur si nous suivons ces prescriptions plutôt que de croire qu’il existe des jours meilleurs, quelque part, entre le trou noir de la vie quotidienne et l’avilissement propre à sa théâtralisation.

Vite un canapé!

Les fesses ont quitté les transats. Les chaises longues sont vides. Les divans, désertés. C’est la fin de l’été. Cravates, bleus de travail, casques de chantier, uniformes et costumes en tous genres ont été ressortis du magasin de farce-attrapes et, de nouveau, nous allons jouer aux adultes responsables et lucides. Bon Dieu ! C’est donc le moment de réclamer une trêve oblomovienne et de reprendre la route vers sa grotte singulière. Vite un canapé, un peignoir et de quoi rêvasser ! Reprenons le chemin des écrivains russes du XIX ie siècle et évitons de fréquenter les peignes et les onguents pour se faire beau en société. De ces écrivains, je préfère ceux dont le nom s’achève par « ov » plutôt que « ski ». Gontcharov plutôt que Dostoïevski. Griboïedov et Lermontov plutôt que Tchernychevski.  De même, pour les personnages, Oblomov plutôt que Bolkonski. En vérité, je vous le dis, il est temps de se remettre au lit pour une période indéterminée puisque « il ne se passe rien dans tout ce qui se passe ». Une fois sous la couette, il faut lire la Fin de l’Homme rouge de Svetlana Alexievitch. Bien plus qu’un livre sur la fin du système soviétique, c’est le  récit de l’illusion humaine et de l’anecdote qu’incarne, en réalité, toute forme de projection personnelle vers le monde extérieur. C’est un livre comme une fin d’été qui vous donne envie de paresser éternellement et de ne pas retomber dans l’agitation et l’action, véritables ennemies de la vertu nietzschéenne.  Oblomov a raison contre tous ceux qui ont cru, croient et croiront qu’une idée sociale, politique ou économique peut nous faire avancer d’un pas. Je préfère rehausser mon oreiller et hurler « Zakhar, Zakhar » pour que les rideaux soient bien tirés et mon thé servi avec des petits biscuits aux amandes. Tout le reste peut s’effondrer, tant que les ressorts de mon sofa sont solides et mon pyjama, de laine épaisse.

La poésie n'est pas une clé à molette

Qu’est-ce que la poésie ? Fichtre, personne n’en sait rien. Elle est comme une divinité. A l’instar des mystiques apophatiques, on ne peut la définir que par la négative. On sait seulement ce qu’elle n’est pas : ce n’est ni un ovni, ni une clé à molette, ni une barre à mine. Heidegger en a dit deux mots en pompant Hölderlin. Hegel l’a hiérarchisée, la plaçant comme toujours sous la philosophie. Mon boucher chevalin considère que c’est un assemblage de mots incompréhensibles, piochés au hasard dans le dictionnaire. Je me permettrais de dire qu’elle doit redevenir narrative car, pour ma part, j’en ai assez « du silence des pierres » et du « haïku des tremblements ». Si j’osais, je dirais que la poésie est une planète interdite comme le film de Fred McLeod Wilcox. Elle raconte une histoire aux méandres obscurs dans une langue reliée à on ne sait trop quoi. On se souvient que l'inconscient de Morbius, connecté à une machine et à un réacteur souterrain, est à l'origine de l'apparition d’un monstre et de la destruction du Bellérophon. Morbius refuse d’admettre ce fait et disparait. Remplacer le mot Morbius par poésie, et nous ne devons pas être très loin d’une sortie de route entre la glissière de Maître Eckhart et le sens interdit de Ezra Pound.

« L’homme est bon, le veau est excellent ! »

« L’homme est bon, le veau est excellent ! ». Chacun reconnaîtra la phrase de Brecht qui fait la joie des bouchers non chevalins et rend amers les anthropophages. Sous cet apparent cynisme, n’y a-t-il pas une vérité profonde ? A savoir qu’il faudrait parfois mettre sur les étals la viande un rien duraille de bon nombre d’écrivains afin de pouvoir la comparer avec le tende de tranche ou l’escalope. Filant la métaphore de la feuille et autres hachoirs, j’évoquerais la tendresse toute particulière des écrivains qui exilent le bicarbonate de soude, célèbre pour sa capacité à attendrir les biftecks coriaces. Prenons un exemple : Louis Aragon. En effet, après une éternité d’abstinence, voilà que je me suis replongé dans la lecture de ce génie jadis tant fréquenté. Sur le marbre du boucher, il ressemble à un filet de bœuf. De La Défense de l’infini – livre foutraque et merveilleux – à ces poésies de cinquantenaire, Aragon est le prototype du talent polycrate. Il sait tout faire, il est incomparable. Il y a bien quelques mauvais textes. Mais demande-t-on à un professionnel de la création d’être un créateur étal ? Il a des hauts et des bas mais ses bassesses sont supérieures à la moyenne des hauteurs des chairs à ragoût. Tout le monde l’aime, ce trésor national ! Eh alors ? Ce n’est pas parce que tout le monde mange du steak haché qu’il faut se détourner du tartare. Aragon est unique, comme Hugo qu’il conseillait ardemment de lire. Il y aurait donc deux uniques ? A cette question digne de la théologie apophatique qui s’interrogeait sur le point de savoir ce que n’était pas Dieu, sans prétendre connaître ce qu’il pouvait bien être, je répondrai avec malice que « nous ne savons pas tout, nous ne sommes pas assez jeunes ».

 

Les Naufragés d'Heathrow

« Le langage est l’aéroport de la pensée »

Raul Ruiz

Pendant quarante-huit heures, une panne informatique (ou bien électrique, on ne sait plus très bien) de la British Airways a récemment cloué au sol des dizaines d’avions et plusieurs milliers de passagers du monde entier à l’aéroport d’Heathrow. Certains devaient y faire une courte escale, d'autres devaient rentrer chez eux ou quitter Londres pour une destination proche ou plus lointaine : aucun n'est arrivé au bout de son voyage, enfin pas à l'heure ni au jour dits.

Au cours de ces deux jours et deux nuits, dans les couloirs de l’aéroport se sont ainsi agglutinés en pagaille d’innombrables destins arrêtés. Ils se sont assis sur leurs bagages dans des files d’attente sans fin, du bout desquelles on ne voit même plus les guichets. Les uns téléphonent pour passer le temps qui ne passe plus ; les autres se battent pour brancher leurs smartphones apoplectiques à des bornes surchargées. La plupart renoncent à capter le wi-fi le long d’une bande passante saturée de connexions. Chacun s’occupe comme il le peut, pour ne plus songer aux conséquences du retard sur l’objet de son voyage. La panne dans un aéroport précipite un concentré de projets stoppés dans l’incongruité : mille raisons de voyager, une seule de ne pas arriver au bout. Les naufragés d’Heathrow, prostrés sur le seuil d’un lendemain englué dans le présent, ont cela en commun : ils vivent ensemble l’éloignement irrémédiable des histoires qui ne leur arriveront pas, à l’autre bout du monde. Ils sont en panne d’histoires et le fourbi des anecdotes fourmillant alentour distraie leur attention, fait tinter les clochettes de leur mémoire ouverte aux divagations.

Une jeune femme blonde, assise en équilibre précaire sur l’accoudoir d’une banquette où dorment des enfants gras, évacue le stress de son entretien d’embauche à Milan – auquel elle n’arrivera probablement pas – en lisant le dernier Stephen King chipé chez WHSmith (maintenant en rupture de stock comme elle est elle-même en rupture d’émotions disponibles). Elle entend à présent très distinctement cet homme d’affaires surexcité qui, depuis vingt minutes, frappe le comptoir de sa mallette Samsonite en hurlant qu’il veut aller à Singapour. Elle sourit et se souvient du vol 29 pour Boston et de Monsieur Toomy, perdu dans l’aéroport abandonné de Bangor, qui trépignait lui aussi (« JE VEUX ALLER A BOSTON ! ») à cause de ce conseil d’administration crucial qu’il allait rater… Elle se souvient des Langoliers du roman éponyme du « Maître de l’Épouvante » – bien plutôt, et plus simplement, l’un des maîtres du roman contemporain – qui de leurs bouches monstrueuses dévorent le passé où Monsieur Toomy s’est accidentellement trouvé projeté avec les autres passagers de l’avion fantôme, absorbé par les limbes du remords qui séparent hier du jourd’hui après avoir traversé une aurore boréale. La jeune femme replonge ses yeux dans son livre (« ce boulot dans le marketing de l’électro-ménager de luxe, est-ce vraiment une bonne idée ? »).

Un adolescent laisse tomber sa DS, gagné par l’ennui et sous l'effet de la chute de pression de la rencontre avec un grand-père japonais qu’il ne connaîtra, donc, peut-être jamais. Il finit par se demander si cette silhouette placide et dégingandée, qu’il voit traverser le hall du terminal 5 pour la dixième fois derrière son chariot chargé de rêves de jazz, n’est pas celle de Tom Hanks, tombé du ciel et coincé dans Le Terminal et le film de Spielberg depuis des années. Et s’ils devaient tous s’organiser aussi pour vivre ici, dans le terminal 5 ? Une voix musicale annonce que les passagers à destination de Tokyo sont invités à se manifester aux guichets dans le hall D, sa mère lui remet sa casquette sur la tête et lui fait signe de suivre la nouvelle transhumance qui s'organise. Ils iront attendre dans un autre hall l’avion qui ne partira pas.

Un universitaire suisse, en levant le nez d’une édition défraîchie du Guardian, se rappelle avec délice, en observant la cohue hyper-énervée de ses comparses, qu’il y a quelques années Alain de Botton a fait d’Heathrow le terrain d’une improbable résidence d’écrivain pour le New-York Times. A propos de A Week at the Airport : A Heathrow Diary, le diariste occasionnel dit avec raison : « Si vous vouliez emmener un Martien dans l’endroit qui représente tout ce qu’il y a de spécial et de particulier à la civilisation moderne dans ses hauts et ses bas, vous l’emmèneriez sans aucun doute dans un aéroport ». Au milieu de l'agitation, Alain de Botton avait capté les moments fugaces d’intimité des amoureux qui se quittent ; il aurait été ravi de capter maintenant ceux de ces inconnus qui se détestent déjà et se disputent un coin de carrelage sale où poser chacun son duvet. Lui, il n’a pas encore sommeil et il sait qu’il ne prononcera plus, maintenant, sa conférence à UCLA sur La Prose du Transatlantique, celle d’un Blaise Cendrars qui a abandonné le train pour accumuler les miles de l’aviation moderne : où est la poésie du voyage quand on n’a plus les noms des gares de la Russie à égrener et qu’on embarque – en l’occurrence pas encore... – pour un vol sans escale entre Londres et Los Angeles ? Elle est, c’est sûr, dans ces aéroports bondés d’aléas, dans le laps de temps des histoires qui n’auront pas lieu, de ces histoires commencées qui, ayant horreur du vide, s’engagent dans des directions improvisées.

On n’en finirait pas d’évoquer les souvenirs des romans d’aéroport et de ces histoires d’avions qui ont suspendu leur vol, de 58 minutes pour vivre, de Bird People, de The Airport de Arthur Hayley, de L'Homme de Rio, de La Jetée de Chris Marker… Ces histoires de cinéma et de littérature se souviennent d’elles-mêmes à travers les naufragés d’Heathrow, les colonisent comme faisaient les Body Snatchers d'Abel Ferrara, prennent le commandement, inspirent imperceptiblement attitudes, pensées et comportements. Il a suffi de deux ou trois films à Raul Ruiz pour prouver que nos existences sont pilotées par les histoires et les personnages de contes, qui, eux, sont vraiment réels quand nous ne sommes, nous, pauvres carcasses hantées, que des fictions... 

Ce livre – à écrire donc – des avions et des vies cloués à la piste de décollage est celui des histoires qui n’arriveront pas, de ce joueur de tennis australien engagé à Roland Garros et dont les raquettes ont été perdues dans le tumulte et à la désorganisation, de ces bagages égarés qui arriveront avant les voyageurs à une destination qui n’est pas celle qui avait été choisie, de la réunion manquée, de l’amant qu’on ne rencontrera pas, des Gorges du Saut du Tigre au pied de l’Himalaya qui ne seront pas arpentées par ces pieds-là posés sur un sac à dos fourbu...

Mais d’heure en heure, sous l’impulsion primordiale de son tohu-bohu, la vie, qui a plus d’imagination que nous, lèvera – entre deux crises d’angoisse muette ou de récriminations houleuses contre les employés de l’aéroport – le voile sur le possible que presse ver le réel des situations concrètes, le chaos de l’imprévu. Dans son roman Epépé, Ferenc Karinthy décrit les mésaventures aéroportuaires de Budaï, l'étymologiste polyglotte qui voulait se rendre à Helsinki pour un congrès de linguistique mais débarque dans une ville inconnue, et pourtant familière, où les gens parlent une langue qu'il ne comprend pas, qui ne ressemble à aucune langue attestée. Embarqué malgré lui dans des histoires dont le sens lui échappe, étranger au monde et à son propre destin, il rappelle les pérégrinations tempétueuses des voyageurs d'Heathrow. Il n'a plus comme frêle soutien que les vagabondages de la langue et de sa pensée qui cherchent, sans aucun appui, à déchiffrer les événements, l’inédit absolu. Avec Epépé, Karinthy prouve que Ruiz a raison contre Heidegger : le langage n’est pas la rassurante « maison de l’être », c’est l’angoissant mais palpitant « aéroport de la pensée ». 

C’est l'aube à présent, les voix musicales chantent en chœur la mélodie continue des salles d'embarquement. Tout recommence. C'est la palinodie des jours et des nuits arrêtés : rien ne s’est passé et tout repart. À ces voix qui baignent l'attente enfin soulagée, se mêle celle de Kierkegaard soufflant à l'oreille que c’est quelque chose comme « la reprise », la réconciliation du même et de l’autre, le nouveau qui prend une cure de jeunesse. La lectrice de Stephen King, le jeune métis japonais, l'universitaire suisse et tous les autres voyageurs ouvrent les yeux sur les histoires prévues qu'ils vont enfin rattraper, mais qui ne seront jamais ce qu’elles auraient pu être, qui seront autres dans le courant du même.

Les passagers du vol 29 pour Boston, désespérément à la recherche du temps présent, après avoir retraversé l’aurore boréale dans l’autre sens, se sont retrouvés projetés, finalement, quelques minutes dans le futur. Sur le tarmac désert, ils assistent émerveillés à la naissance perpétuelle du monde, voient arriver au devant d’eux le présent qui prend consistance et la foule de vies individuelles qui se mettent à peupler l’aéroport. Pareils aux rescapés des Langoliers, les voyageurs d’Heathrow voient au matin surgir les histoires qui prendront la place de celles qui ne sont pas arrivées.

JSJ