« L’homme est bon, le veau est excellent ! »

« L’homme est bon, le veau est excellent ! ». Chacun reconnaîtra la phrase de Brecht qui fait la joie des bouchers non chevalins et rend amers les anthropophages. Sous cet apparent cynisme, n’y a-t-il pas une vérité profonde ? A savoir qu’il faudrait parfois mettre sur les étals la viande un rien duraille de bon nombre d’écrivains afin de pouvoir la comparer avec le tende de tranche ou l’escalope. Filant la métaphore de la feuille et autres hachoirs, j’évoquerais la tendresse toute particulière des écrivains qui exilent le bicarbonate de soude, célèbre pour sa capacité à attendrir les biftecks coriaces. Prenons un exemple : Louis Aragon. En effet, après une éternité d’abstinence, voilà que je me suis replongé dans la lecture de ce génie jadis tant fréquenté. Sur le marbre du boucher, il ressemble à un filet de bœuf. De La Défense de l’infini – livre foutraque et merveilleux – à ces poésies de cinquantenaire, Aragon est le prototype du talent polycrate. Il sait tout faire, il est incomparable. Il y a bien quelques mauvais textes. Mais demande-t-on à un professionnel de la création d’être un créateur étal ? Il a des hauts et des bas mais ses bassesses sont supérieures à la moyenne des hauteurs des chairs à ragoût. Tout le monde l’aime, ce trésor national ! Eh alors ? Ce n’est pas parce que tout le monde mange du steak haché qu’il faut se détourner du tartare. Aragon est unique, comme Hugo qu’il conseillait ardemment de lire. Il y aurait donc deux uniques ? A cette question digne de la théologie apophatique qui s’interrogeait sur le point de savoir ce que n’était pas Dieu, sans prétendre connaître ce qu’il pouvait bien être, je répondrai avec malice que « nous ne savons pas tout, nous ne sommes pas assez jeunes ».

 

Les Naufragés d'Heathrow

« Le langage est l’aéroport de la pensée »

Raul Ruiz

Pendant quarante-huit heures, une panne informatique (ou bien électrique, on ne sait plus très bien) de la British Airways a récemment cloué au sol des dizaines d’avions et plusieurs milliers de passagers du monde entier à l’aéroport d’Heathrow. Certains devaient y faire une courte escale, d'autres devaient rentrer chez eux ou quitter Londres pour une destination proche ou plus lointaine : aucun n'est arrivé au bout de son voyage, enfin pas à l'heure ni au jour dits.

Au cours de ces deux jours et deux nuits, dans les couloirs de l’aéroport se sont ainsi agglutinés en pagaille d’innombrables destins arrêtés. Ils se sont assis sur leurs bagages dans des files d’attente sans fin, du bout desquelles on ne voit même plus les guichets. Les uns téléphonent pour passer le temps qui ne passe plus ; les autres se battent pour brancher leurs smartphones apoplectiques à des bornes surchargées. La plupart renoncent à capter le wi-fi le long d’une bande passante saturée de connexions. Chacun s’occupe comme il le peut, pour ne plus songer aux conséquences du retard sur l’objet de son voyage. La panne dans un aéroport précipite un concentré de projets stoppés dans l’incongruité : mille raisons de voyager, une seule de ne pas arriver au bout. Les naufragés d’Heathrow, prostrés sur le seuil d’un lendemain englué dans le présent, ont cela en commun : ils vivent ensemble l’éloignement irrémédiable des histoires qui ne leur arriveront pas, à l’autre bout du monde. Ils sont en panne d’histoires et le fourbi des anecdotes fourmillant alentour distraie leur attention, fait tinter les clochettes de leur mémoire ouverte aux divagations.

Une jeune femme blonde, assise en équilibre précaire sur l’accoudoir d’une banquette où dorment des enfants gras, évacue le stress de son entretien d’embauche à Milan – auquel elle n’arrivera probablement pas – en lisant le dernier Stephen King chipé chez WHSmith (maintenant en rupture de stock comme elle est elle-même en rupture d’émotions disponibles). Elle entend à présent très distinctement cet homme d’affaires surexcité qui, depuis vingt minutes, frappe le comptoir de sa mallette Samsonite en hurlant qu’il veut aller à Singapour. Elle sourit et se souvient du vol 29 pour Boston et de Monsieur Toomy, perdu dans l’aéroport abandonné de Bangor, qui trépignait lui aussi (« JE VEUX ALLER A BOSTON ! ») à cause de ce conseil d’administration crucial qu’il allait rater… Elle se souvient des Langoliers du roman éponyme du « Maître de l’Épouvante » – bien plutôt, et plus simplement, l’un des maîtres du roman contemporain – qui de leurs bouches monstrueuses dévorent le passé où Monsieur Toomy s’est accidentellement trouvé projeté avec les autres passagers de l’avion fantôme, absorbé par les limbes du remords qui séparent hier du jourd’hui après avoir traversé une aurore boréale. La jeune femme replonge ses yeux dans son livre (« ce boulot dans le marketing de l’électro-ménager de luxe, est-ce vraiment une bonne idée ? »).

Un adolescent laisse tomber sa DS, gagné par l’ennui et sous l'effet de la chute de pression de la rencontre avec un grand-père japonais qu’il ne connaîtra, donc, peut-être jamais. Il finit par se demander si cette silhouette placide et dégingandée, qu’il voit traverser le hall du terminal 5 pour la dixième fois derrière son chariot chargé de rêves de jazz, n’est pas celle de Tom Hanks, tombé du ciel et coincé dans Le Terminal et le film de Spielberg depuis des années. Et s’ils devaient tous s’organiser aussi pour vivre ici, dans le terminal 5 ? Une voix musicale annonce que les passagers à destination de Tokyo sont invités à se manifester aux guichets dans le hall D, sa mère lui remet sa casquette sur la tête et lui fait signe de suivre la nouvelle transhumance qui s'organise. Ils iront attendre dans un autre hall l’avion qui ne partira pas.

Un universitaire suisse, en levant le nez d’une édition défraîchie du Guardian, se rappelle avec délice, en observant la cohue hyper-énervée de ses comparses, qu’il y a quelques années Alain de Botton a fait d’Heathrow le terrain d’une improbable résidence d’écrivain pour le New-York Times. A propos de A Week at the Airport : A Heathrow Diary, le diariste occasionnel dit avec raison : « Si vous vouliez emmener un Martien dans l’endroit qui représente tout ce qu’il y a de spécial et de particulier à la civilisation moderne dans ses hauts et ses bas, vous l’emmèneriez sans aucun doute dans un aéroport ». Au milieu de l'agitation, Alain de Botton avait capté les moments fugaces d’intimité des amoureux qui se quittent ; il aurait été ravi de capter maintenant ceux de ces inconnus qui se détestent déjà et se disputent un coin de carrelage sale où poser chacun son duvet. Lui, il n’a pas encore sommeil et il sait qu’il ne prononcera plus, maintenant, sa conférence à UCLA sur La Prose du Transatlantique, celle d’un Blaise Cendrars qui a abandonné le train pour accumuler les miles de l’aviation moderne : où est la poésie du voyage quand on n’a plus les noms des gares de la Russie à égrener et qu’on embarque – en l’occurrence pas encore... – pour un vol sans escale entre Londres et Los Angeles ? Elle est, c’est sûr, dans ces aéroports bondés d’aléas, dans le laps de temps des histoires qui n’auront pas lieu, de ces histoires commencées qui, ayant horreur du vide, s’engagent dans des directions improvisées.

On n’en finirait pas d’évoquer les souvenirs des romans d’aéroport et de ces histoires d’avions qui ont suspendu leur vol, de 58 minutes pour vivre, de Bird People, de The Airport de Arthur Hayley, de L'Homme de Rio, de La Jetée de Chris Marker… Ces histoires de cinéma et de littérature se souviennent d’elles-mêmes à travers les naufragés d’Heathrow, les colonisent comme faisaient les Body Snatchers d'Abel Ferrara, prennent le commandement, inspirent imperceptiblement attitudes, pensées et comportements. Il a suffi de deux ou trois films à Raul Ruiz pour prouver que nos existences sont pilotées par les histoires et les personnages de contes, qui, eux, sont vraiment réels quand nous ne sommes, nous, pauvres carcasses hantées, que des fictions... 

Ce livre – à écrire donc – des avions et des vies cloués à la piste de décollage est celui des histoires qui n’arriveront pas, de ce joueur de tennis australien engagé à Roland Garros et dont les raquettes ont été perdues dans le tumulte et à la désorganisation, de ces bagages égarés qui arriveront avant les voyageurs à une destination qui n’est pas celle qui avait été choisie, de la réunion manquée, de l’amant qu’on ne rencontrera pas, des Gorges du Saut du Tigre au pied de l’Himalaya qui ne seront pas arpentées par ces pieds-là posés sur un sac à dos fourbu...

Mais d’heure en heure, sous l’impulsion primordiale de son tohu-bohu, la vie, qui a plus d’imagination que nous, lèvera – entre deux crises d’angoisse muette ou de récriminations houleuses contre les employés de l’aéroport – le voile sur le possible que presse ver le réel des situations concrètes, le chaos de l’imprévu. Dans son roman Epépé, Ferenc Karinthy décrit les mésaventures aéroportuaires de Budaï, l'étymologiste polyglotte qui voulait se rendre à Helsinki pour un congrès de linguistique mais débarque dans une ville inconnue, et pourtant familière, où les gens parlent une langue qu'il ne comprend pas, qui ne ressemble à aucune langue attestée. Embarqué malgré lui dans des histoires dont le sens lui échappe, étranger au monde et à son propre destin, il rappelle les pérégrinations tempétueuses des voyageurs d'Heathrow. Il n'a plus comme frêle soutien que les vagabondages de la langue et de sa pensée qui cherchent, sans aucun appui, à déchiffrer les événements, l’inédit absolu. Avec Epépé, Karinthy prouve que Ruiz a raison contre Heidegger : le langage n’est pas la rassurante « maison de l’être », c’est l’angoissant mais palpitant « aéroport de la pensée ». 

C’est l'aube à présent, les voix musicales chantent en chœur la mélodie continue des salles d'embarquement. Tout recommence. C'est la palinodie des jours et des nuits arrêtés : rien ne s’est passé et tout repart. À ces voix qui baignent l'attente enfin soulagée, se mêle celle de Kierkegaard soufflant à l'oreille que c’est quelque chose comme « la reprise », la réconciliation du même et de l’autre, le nouveau qui prend une cure de jeunesse. La lectrice de Stephen King, le jeune métis japonais, l'universitaire suisse et tous les autres voyageurs ouvrent les yeux sur les histoires prévues qu'ils vont enfin rattraper, mais qui ne seront jamais ce qu’elles auraient pu être, qui seront autres dans le courant du même.

Les passagers du vol 29 pour Boston, désespérément à la recherche du temps présent, après avoir retraversé l’aurore boréale dans l’autre sens, se sont retrouvés projetés, finalement, quelques minutes dans le futur. Sur le tarmac désert, ils assistent émerveillés à la naissance perpétuelle du monde, voient arriver au devant d’eux le présent qui prend consistance et la foule de vies individuelles qui se mettent à peupler l’aéroport. Pareils aux rescapés des Langoliers, les voyageurs d’Heathrow voient au matin surgir les histoires qui prendront la place de celles qui ne sont pas arrivées.

JSJ


 

 

Il faut toujours exagérer, c'est le meilleur moyen d'être proche de la vérité

Sadegh Hedayat est le plus grand des Perses, loin devant Darius et Cambyse. Il ressemble à Péguy par sa manière obsessionnelle de tourner en rond, drôlement, dans une cage enfermée dans un tunnel, dont on a obstrué les deux sorties, perdu dans une galaxie inconnue qu'un trou noir va condamner. Certains diraient qu'il vague à force de revenir sur les mêmes rochers inaccoutumés. Hedayat s'est suicidé. Péguy a été tué pendant la Grande Guerre. Dans La Chouette aveugle, le sentiment d'être nulle part est tellement fort que lorsqu'on achève la lecture, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur Notre Jeunesse pour bien saisir que la mystique, opiacée ou non, pourrait bien être la seule forme de vie réelle. Il faut toujours exagérer, c'est le meilleur moyen d'être proche de la vérité – cette esthétique de la contusion. Chez Hedayat, l'écriture se mime, de même que les vers de Péguy reviennent sans arrêt comme une lente marée pour marteler ce je-ne-sais-quoi qui nous éloigne de l'ennui en même temps qu'il nous rapproche de la beauté. En somme, ces deux écrivains, si comparables et si différents, ont préféré la volonté au sens. C'est tant mieux qu'ils existent. Ils restent tant de dimanches à vivre et de soupes aux poireaux à renifler.

Génial! Au–dessous du Volcan.

Au–dessous du Volcan de Malcom Lowry n’est pas simplement un livre fascinant. C’est l’un des rares livres géniaux à avoir fait l’objet d’une adaptation cinématographique géniale de la part John Huston. Rares sont ces renvois de miroirs qui impliquent la pauvreté adjectivale. Génial ! Depuis le livre de Berdiaev sur la génialité, cela ne veut plus rien dire. Les magazines culturels ont tué tout cela à force de détecter un film génial ou un livre génial chaque semaine.  En réalité, on les compte sur les doigts d’une main amputée du pouce et de l’index les livres ayant ce genre de destinée. Si vous êtes enthousiaste et gai de nature, fuyez ces deux œuvres noires et fugaces ! Si vous pensez que la vie doit vous mener d’un parc d’attractions à un parc de loisirs, promenade entrecoupée de vacances dans les îles, fuyez encore ! En revanche, si vous aimez les histoires d’amour tourmentées, les femmes qui partent et reviennent, la terrible sobriété des intempérants et les morts minables dans des fossés sous une pluie battante, courez !... De peur que ces maladies ne vous rattrapent sous le regard magnifique de Jacqueline Bisset et les gueules réciproques de Lowry et de Finney – ces Laurel et Hardy du désœuvrement. Comme vous le voyez, nous nous rapprochons du XXI ie siècle… dans lequel les éruptions n’attendent que la création d’un autre volcan.  

Quelle est votre plaque d'immatriculation ?

Quelle est votre plaque d'immatriculation ? Je vous dirai quel écrivain vous êtes. La 628-E8, c'est le titre d'un roman de Mirbeau. Et vous, avez-vous une préférence pour les voitures françaises ou étrangères ? Mirbeau n'est pas seulement génial quand il parle d'hommes politiques ou de femmes de chambre, mais surtout lorsqu'il traverse la France ou la Belgique au volant de sa voiture. C'est un esprit mordant qui anticipe l'ennui des bouches pleines de dentiers que sont devenus les Français. Il est acerbe comme un drôle et ironique comme une serpe. Il disserte, coupe, commente, pérore pour dire tout le mal du bien auquel il ne croit pas. Quand je pense à lui, mon cerveau vrombit. Quand je n'y pense pas, le moteur refroidit immédiatement. Avec lui, le sens de l'anarchie s'éclaircit. Même un conservateur pourrait finir par poser des bombes ou, plus vraisemblablement, faire un graffiti en forme de serre-tête sur le portail en fer forgé d'une maison en pierres meulières. Avec lui, on devient tous des grands fous et des empereurs de l'embrayage. On pourrait même, – le temps d'une rêverie en refermant un de ses livres –, s'abonner à un magazine automobile, histoire de faire du désespoir, une absurdité.

Sortir du coma pour retomber en enfance

Léon Bloy a des yeux de bœuf et un cerveau félin. En cela, il représente une anomalie biologique puisque c’est souvent le contraire qui prédomine. Sa face est une mythologie. La plupart de ses livres sont mal fichus, hyperboliques, si gonflés de références bibliques que plus personne ne comprend, qu’on a l’impression qu’il les a écrits après la crucifixion. Et, pourtant, son sens de la formule, son goût pour la polémique et la vindicte, ses insultes en font le plus grand des contemporains. Sa modernité réside dans son aigreur et son absolue incompréhension du monde qui l’entoure. Il dépréciait déjà les automobiles autant qu’il dépeçait de son verbe les grossistes du bonheur. Son venin est sa modernité et sa modernité lui interdit tout accès, même hasardeux, à l’actualité. Il n’est pas des nôtres, et c’est ce qui le rend si proche de nous. Il nous déteste, c’est pour cela qu’on l’aime. La morale, même chrétienne, ne l’intéresse pas, c’est la raison pour laquelle nous lui sommes redevables. Pour moi, la trinité à la fin du XIX et au début du XX siècle, ce sont quatre diaristes : Jules Renard, les Goncourt, Léon Bloy. Lire ce dernier, c’est un peu sortir du coma pour retomber en enfance, l’époque où l’on peut tout dire et ne rien craindre.

Lisez donc Hugo, c'est un ordre!

En 2017, il est possible que la vérité – cette esthétique de la réalité – puisse enfin éclater au grand jour. Oui, Victor Hugo ressemble bien au grand écrivain du vingt et unième siècle. Des Misérables à L’Art d’être grand-père, il n’y a presque que la moitié des pages à jeter. C’est tout à fait remarquable pour un écrivain aussi fécond. Par comparaison, de Léon Bloy – autre grand écrivain du 21e siècle –, il ne reste qu’un peu plus d’un tiers de l’œuvre. Si l’on se fait plus cruel encore, les livres de la plupart des écrivains, en dépit de l’amplification muséale qui les préserve pour le plus grand bénéfice de la postérité du formol, ont déjà disparu à due proportion de leur présence sur les étals des libraires. Il y a une énigme Hugo. Il est sentimental, idéaliste, pleurnichard parfois, grotesque, mais il marque toujours. C’est le Gert Muller de la littérature. A genoux, dans des positions bizarres, en déséquilibre, il réussit où les autres échouent. Il est tellement puissant, que s’il y avait une justice, on le brûlerait sur la place publique. Son sens de la formule, le gigantisme de ses intrigues, ses personnages sont autant d’animaux domestiques qui laissent leurs poils sur les coussinets de notre cervelle. Victor Hugo est seul. Nous sommes seuls. La rencontre était inévitable. Quand je pense que les collégiens – ces orphelins du culot – doivent en ingérer des pages entières. C’est incompréhensible de laisser ces pauvres enfants face au monstre. Trop jeune, la lecture de Hugo vous dégoûte à tout jamais de la littérature. Hugo ne devrait être lu qu’à hauteur d’homme. Au moins, à cet âge – 40 ou 50 ans –, la souffrance de n’être pas ce génie a quelque chose de réconfortant. On se dit qu’on a bien fait d’être fonctionnaire ou docteur. A défaut, on serait resté à sa cheville et la honte d’être inférieur à un tibia aurait pu nous pousser au suicide. Lisez donc Hugo, c’est un ordre ! Et puis, c’est si rare d’éprouver du plaisir sans avoir à enlever sa culotte.

VZ

Pourquoi je ne lis pas les livres que je ne lis pas ?

Pourquoi je ne lis pas les livres que je ne lis pas ? Eh bien, parce que je lis les livres qui franchissent la ligne de front de l’ennui dont les livres, que je ne lis pas, sont incapables. Ces derniers entrent dans la catégorie de l’art de l’éventail. Ils ont des plis, des amorces et des contre-plis. Mais ils ne possèdent ni bélière, ni panache, ni dragonne. Ce sont des éventails par défaut qu’il faut d’autant agiter pour permettre un peu de vent. Pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de lire un roman dont l’objectif serait une entorse du poignet et la possibilité d’une brise sur une mèche à peine rebelle. Les traditions littéraires ont leur étendard : d’un côté, les éventails ; de l’autre, le raz-de-marée que boostent Villon, le « voyage de Shakespeare » de Léon Daudet, « la défense de l’infini » de Louis Aragon ou «les Misérables » de Victor Hugo – roman sublime qu’il ne faudrait jamais ouvrir avant la cinquantaine pour y comprendre quelque chose - . La tradition sage de l’éventail aime les auteurs qui commencent par la lettre D, comme les tueurs en série dont le patronyme est un prénom. Les tueurs en série ont toujours deux prénoms. Les romans venteux, toujours deux pierres tombales (leur début et leur fin). Ces récits minimalistes, tranquilles, « silencieux »  bridés par eux-mêmes sont les Emile Louis de la torpeur : on a envie de se mettre à quatre pattes et d’aboyer. Cette tradition du « courant d’air déguisé en coup de vent » façonne la psychologie sage de la narration épurée avec les marque-pages transparents de la vie quotidienne qui sont autant de bandes d’arrêt d’urgence où les vacanciers déjeunent sur des tables en plastique, en ne disant rien. Ces romans ont des valeurs en forme de truite expirant sur la rive. Ils sont morts avant même de le savoir – pure phénomène d’hystérésis diraient les économistes à qui ils ressemblent tant: romans massés par le néant que multiplie le zéro, itératifs – dans un sens opposé à ceux du perse Hedayat – dans lesquels le sexe a une place déterminante et où l’intrigue amoureuse est une forme d’arrivisme paresseux. Je ne cite jamais les noms des livres que je ne lis pas. Mais on les reconnaît à leur couverture blanche, stylisée jusqu’à disparaitre, à la minceur de leur tranche et à la froideur de leur vocabulaire. Pour information, je ne referai pas la même chronique sur les raisons pour lesquelles je ne lis pas les poètes que je ne lis pas.     

VZ